« Hell’s empty,
And all the devils are here ! »
Shakespeare
Beaucoup de choses ont été dites sur la crise sanitaire. Des savants ont parlé, des philosophes ont philosophé, mais l’on n’a rien dit si l’on n’a pas dit qu’elle était avant tout le fruit de l’Ennui. J’ai bien dit de l’Ennui, et non de la « mondialisation », ou de la « corruption systémique » – ou même d’une certaine conception de la vie, la vie réduite à la biologie, tout à coup « idolâtrée » au dépend de toutes les autres conceptions de la vie. La crise sanitaire est la fille de l’Ennui, comme le cauchemar morbide de l’hypocondriaque est l’enfant de son désœuvrement. La crise sanitaire, – qui n’est pas sanitaire, et qui n’est même pas une crise –, est la fille de l’absence de crise, la fille du refus de la crise, car une crise interminable n’existe pas, car une crise qui ne tranche pas ne peut être une crise, comme le grec krisis l’indique.
La fièvre est une crise, la putréfaction ne l’est pas. Il en va pareillement avec toutes les crises actuelles : qu’elles soient « économique », « écologique », « culturelle », « morale » ou « spirituelle », elles ne sont jamais des crises, mais des dérobades agitées, des tergiversations pleines de bruit, des atermoiements bavards, qui ont à peu près autant de rapport avec la fièvre que les échappements gazeux d’une charogne. Bien sûr, vous pouvez continuer à parler de « crise » ; vous pouvez continuer à parler de « guerre » et de « lutte » pour décrire le fatalisme le plus forcené et l’indolence la plus excitée; vous pouvez continuer à débaucher le vocabulaire de la noblesse combattante pour déguiser la vulgarité de cette sclérose frénétique. Vous le pouvez, rien ni personne ne vous en empêche, les mots ne s’arrêteront pas au seuil de vos dents, tout à coup écœurés d’avoir une fois encore à servir de maquillage ou de berceuse. Ils iront au turbin, les mots, ils feront la corvée que vous leur demandez, ils délivreront la bonne petite fraude ordinaire grâce à quoi vous ne risquez aucune rencontre désagréable à l’intérieur de votre espace crânien. Les mots ne veulent plus rien dire depuis qu’on leur fait dire ce qu’on veut ; ils ne veulent plus rien dire depuis que des populations, qui ne sont pas des peuples, ont des réflexes au lieu de réflexions, et des emplois qui ne sont pas des métiers, et des activités qui ne sont pas des actions, et des divertissements qui ne sont pas des loisirs.
Les vraies victimes de la « pandémie », ce sont les mots. Les mots sont les premiers sacrifiés lorsque, dans une société devenue entièrement factice, se déchaînent les démons que les hommes refusent de voir en eux.
On voit que je parle sans aucune des précautions épistémologiques d’usage, sans me servir des outils qu’intellectuels et critiques manipulent avec les gants propres de la médecine légale, comme s’il ne devait plus y avoir sur terre que des choses « intéressantes » à disséquer. Ce n’est pas que je les ignore, je les connais, j’en ai mangé plus souvent qu’à mon tour de ces analyses prudentes, raffinées et huileuses, et pour tout dire polluantes (car il y a des raffineries de parole comme il y a des raffineries de pétrole, qui s’occupent de purifier l’impurifiable), dont le principal effet est d’asphyxier l’instinct de celui qui les absorbe. Avant qu’il soit trop tard, je voudrais me servir de mes yeux, et surtout de mes narines, sans attendre que ma perception de la puanteur soit si bien atrophiée que je m’en accommode, comme l’écrivait Jaime Semprun. Au lieu de donner des chiffres, au lieu de dénombrer les malins moucherons qui cachent le chameau du Mal, au lieu de me perdre dans la généalogie de l’intoxication, je voudrais que nous puissions encore nommer nos démons.
Pandaemonium est le nom que John Milton donna à la capitale de l’Enfer, où Satan a son siège ; tombé dans le langage courant, le nom désigne un lieu de turpitude et d’extrême dépravation, mais aussi de chaos, de confusion, de vacarme. Sa proximité euphonique avec le terme de « Pandémie » est trop providentielle pour qu’elle échappe à une oreille qui entend. Il y a de l’un et l’autre un lien, qui dépasse le jeu de mots. Et il y a tant de vacarme, tant de confusion dans le second qu’un nez encore à peu près fonctionnel ne peut s’empêcher de flairer la véritable nature de ce qui se propage actuellement, à une vitesse fulgurante, pour infester les coquilles creuses que sont devenues la plupart des poitrines humaines.
Nous avons découvert qu’il existait des épidémiologistes, des microbiologistes, des infectiologues, des immunologues et même des vaccinologues, mais je voudrais demander ici – serais-je le seul à le faire, au milieu de l’enfumologie globale – si nous avons découvert ce que nous sommes.
Avons-nous découvert incidemment de quoi était constituée notre vie intérieure, de quelle texture étaient nos sentiments, nos ruminations, nos rêves, nos fantasmes ? Avons-nous découvert que nous idolâtrons la Vie, par exemple ? Avons-nous découvert que nous sacralisons la Vie au détriment de toute autre valeur ?
Je ne le crois pas. Je ne crois pas à cette « idolâtrie », je ne crois pas à cette « sacralisation », car l’idolâtrie est encore une passion, une ardeur, une croyance absolue en quelque chose d’imparfait, en quelque chose d’indigne et d’inapproprié, mais une croyance quand même, tandis que la livide docilité des masses, l’unanimité de leur abdication, la promptitude avec laquelle leur désir d’être asservies et protégées a paru en plein jour, sans peur de la honte ou du ridicule, ne se fondent sur rien de semblable. Même les mafiosi de la Santé et de l’Hygiène ne méritent pas le titre d’idolâtres.
Non, on ne me fera pas croire que ces mots d’ordre et ces comportements nous aient montré le spectacle d’une forme d’adoration, ni même d’un attachement excessif à l’existence et aux biens de ce monde. On ne me fera pas croire que l’état désastreux auquel ont été réduits l’existence et les biens de ce monde soit le résultat d’une espèce de culte, le produit d’une piété, d’un respect quelconque.
Ce que je crois plutôt, c’est que le monde se donne l’illusion de la peste. Le monde se donne l’illusion de la peste comme Bernanos disait en 1940 que le monde se donnait l’illusion de la guerre, à la façon dont un vieillard érotomane, à coup de grimaces obscènes, se donne l’illusion du désir et de ses fureurs. Les gens ont moins eu peur qu’ils ne se sont regardés avoir peur, un œil sur le thermomètre, l’autre sur le miroir, essayant de traquer au fond de leur prunelle éteinte l’étincelle d’un frisson authentique. Ils se sont précipités sur la peur comme des affamés, dans une société devenue si artificielle, si plate, si médiocre, si ennuyeuse, que n’importe quel expédient d’envergure eût fait l’affaire. D’ailleurs, voilà déjà quelque temps que n’importe quel expédient fait l’affaire, – « terrorisme », « réchauffement climatique », maintenant « pandémie » – mensonge sur mensonge, fausseté sur fausseté. On voit des gens « sauver des vies » en couvrant leur sale museau d’un bout de papier, mais hier, souvenez-vous, hier on a vu des gens « défendre la civilisation occidentale » en prenant un verre en terrasse !
Nous sommes au temps des expédients, au temps des trucs, des subterfuges en toc, car la vieille carne humaine ne se sent plus, elle s’est tellement désincarnée qu’elle doute de sa propre existence, et elle se tâte, se cherche un frémissement, un spasme, un émoi, n’importe quoi, pourvu que ça la prenne, pourvu qu’elle en palpite ! Et ce que nous sommes en train de voir, c’est la tête que tire l’Humanité quand elle racle ses fonds de pots mythologiques, quand elle porte à sa bouche, d’une cuillère tremblante, une stalactite de vieille confiture païenne, désormais rance.
Nous sommes au temps des derniers expédients, au temps des distractions catastrophées, avant le massacre général. Seules la torpeur, l’apathie, l’impuissance et la passivité engendrent cette race de monstre fictif. Depuis combien de temps n’arrive-t-il plus rien aux individus ? Depuis combien de temps plus rien ne se passe qui puisse relier le drame de vivre à l’existence humaine, l’existence humaine à l’Histoire et l’Histoire au Drame de notre espèce ? Vous comprendrez mieux la succession des faux événements présents en les situant dans ce vide, dans cette vacuité terrible, dans cette béance métaphysique et religieuse, j’irais jusqu’à dire dans ce sevrage de surnaturel, dans cette famine de mystique, – qui ne sont pas les « âpres conquêtes de la Liberté », mais le terrain de jeu préféré du diable.
On n’a pas amputé l’âme chrétienne impunément, on ne l’a pas excisée et castrée sans conséquences ; après plusieurs décennies de ripaille et de porcherie, le peu de faim qui lui reste s’accroche désespérément à la légende du moment, à la dernière saga en vogue, – fut-elle horrifiante, ou parce qu’elle l’est –, comme un ancien combattant qui n’a jamais combattu s’accroche au récit imaginaire d’une bataille où il n’a jamais mis les pieds. Toute fable, toute intrigue, tout scénario de substitution font aujourd’hui l’affaire ; ils sont toujours bienvenus, ils sont toujours adaptés à la demande s’ils peuvent simuler l’imprévisible, s’ils peuvent brosser le décor théâtral, en trompe-l’œil, d’un fléau individuel et collectif, s’ils peuvent mimer l’aventure du salut, s’ils peuvent feindre l’aventure de l’âme courant son risque entre Lumière et ténèbres.
Nous en sommes à ce point. Je le répète, ce n’est pas d’une tragédie que les hommes sont en train de souffrir, c’est d’une absence de tragédie : c’est d’ennui, et des misérables pis-aller que les hommes s’inventent ou qu’ils cautionnent pour passer un temps dont toute vocation est bannie. Et ce qui n’est pas voué à Dieu se voue à qui vous savez, ou plutôt à qui vous ne savez plus, à qui vous avez cessé de croire afin de le servir sans le savoir !
Vous me direz que le jeu n’en vaut pas la chandelle et que les inconvénients sont trop coûteux pour justifier une telle interprétation. Mais c’est que nous avons tous oublié que l’âme, comme le corps, ne vit qu’à une certaine température, une température au-dessous de laquelle on assiste très naturellement à ce type de convulsions grotesques, qui singent et parodient l’amour de la vie, comme le « souci des minorités » singe et parodie l’amour du prochain. Ces convulsions grotesques, ces œillades soupçonneuses, comminatoires, hagardes, ces regards de marionnettes effarées au-dessus de bâillons plus impudiques et plus scabreux qu’un sexe épilé, cette obéissance aveugle, ce recrutement instantané, cette collaboration pénétrée, farcie de morgue, vérolée par la haine du déviant, cette mobilisation de kapos, de gens désœuvrés, de gens qui n’ont rien à faire d’important, rien d’essentiel à accomplir, et qui le savent, et qui en crèvent, et qui finiront, si la police ne le fait pas, par aller chercher eux-mêmes le mutin jusque dans sa chambre, par arracher de sa table, de son champ ou de son établi celui qui a l’audace de travailler, ne sont rien d’autre que des pitreries de clowns tristes au bord du gouffre. Il serait bien qu’elles soient les dernières, mais il est à craindre qu’il en vienne d’autres, car le bluff et la fiction sont comme du vent, et le vent ne nourrit pas son homme ; au contraire, le vent lui creuse la tripe, il lui faudra bientôt plus de sang, plus de morts, pour se convaincre au fumet des charniers que son bluff et sa fiction étaient des choses réelles.
Et puis, pourquoi ne pas le dire, j’en ai rencontré beaucoup que les attractions du train fantôme ne dégoûtaient pas, ils en parlaient comme les masochistes parlent de leur volupté au voisinage de la suffocation ; ceux-là sont prêts pour un deuxième tour de manège, pour un troisième tour, un quatrième – pour ne jamais en sortir, qui sait ? Ah, quelle frousse ! me disaient leurs pauvres yeux fous : j’ai cru mourir, c’était si intense que c’est comme si c’était vrai, hein ?
En passant, je propose au compositeur qui voudra le libretto de la Divina Pandemia – mascarade en trois actes – comédie humaine, trop humaine – avec dans les rôles principaux Le Virus luciférien, le Vaccin Sauveur, les Nations Déconfites, L’OMS Pétrifiant, Les TWEET Contradictoires, l’Expert n°1, l’Expert n°2, n°3, n°4, etc. – le tout accompagné par un chœur de 140 respirateurs mécaniques, et par le Récitatif de la Mort en blouse blanche – « qui parle avec une voix grave pour ne rien dire ».
Quel mauvais goût ! – me direz-vous ; je vous répondrai que je préfère Bach à Offenbach, mais que je n’ai pas eu la grâce de naître dans un temps qui offre d’autres motifs que ceux d’une atroce opérette. Vous me direz : C’est choquant !, et je vous répondrai : combien d’autres choses devraient vous choquer ! N’êtes-vous pas abasourdis, stupéfaits, épouvantés, que les gens se soient offert le luxe de se retrancher chez eux, d’agrandir la distance qui les sépare de leur semblable, d’abandonner leur travail et leur devoir, de manquer à toutes les civilités, de justifier l’abandon du lépreux, d’éluder la mise au tombeau de leurs pères, de dénoncer parfois celui qui ne faisait pas de même – et tout cela en croyant faire preuve d’héroïsme? N’êtes-vous pas abasourdis, stupéfaits, épouvantés, que des gens exigent sous peine d’amende que d’autres gens portent une muselière de protection, non parce qu’elle les protège, mais simplement parce qu’elle les rassure ? N’êtes-vous pas abasourdis, stupéfaits, épouvantés que nous ayons assisté au tout premier CHAMPIONNAT DU MONDE DES MORTS ? N’êtes-vous abasourdis, stupéfaits, épouvantés, que durant l’« événement » planétaire, chaque nation se soit piquée d’afficher ses performances en matière de létalité, pour la première fois dans notre histoire ? Les manifestations sportives ont dû laisser le champ libre à cette grande compétition de viande froide, et ces nouveaux Jeux – véritablement Olympiques pour le coup – se poursuivent en ce moment, comme si la fête la plus lugubre qui ait jamais existé ne devait jamais terminer, comme si elle devait dorénavant donner la mesure, la cadence. Compter les morts, voilà l’avenir, dans un monde où l’on aura de moins en moins le privilège d’accéder à la dignité de défunt, comme on a déjà de moins en moins le privilège d’accéder à la qualité de personne humaine.
Si nous avions déjà appris que tout bien portant est un malade qui s’ignore, nous savons maintenant que tout vivant n’est qu’un cadavre en sursis.
C’est choquant, et c’est normal, car les gens n’imaginent pas qu’on puisse succomber d’une farce, qu’on puisse en quelque sorte mourir pour rire, mourir pour de faux, tout en mourant vraiment. Or, que cette pandémie soit bel et bien une farce, une farce née de l’indifférence et de la somnolence, de l’inertie et de la lâcheté, une farce funèbre, une farce macabre à souhait, je n’ai pas été suffisamment hypnotisé par sa mise-en-scène pour me dispenser de le croire. Et pour finir, je crois que les gens ne sont ni trop attachés à la vie, ni pas assez ; je crois qu’il y a longtemps qu’ils ont cessé d’entretenir des liens véritables avec ce qui est vivant dans la vie et dans la mort, qu’ils se sont égarés dans la fréquentation des zones intermédiaires, dans l’habitude de respirer l’air vicié de ces limbes où tout est virtuel et faux-semblant, pure superficialité et pure échappatoire, depuis l’information jusqu’à la connaissance, depuis la connaissance jusqu’à la sagesse, sans parler de l’amitié, de la charité ou de l’amour.
– Ce sera tout ? Ce sera tout.
15 août 2020,
Saint-Bonnet-le-Chastel