Entretien avec le père Désiré Bonvent, dominicain


 

P. Bonvent :  – Dans votre préface au recueil anthologique Le Verbe dans le sang, où vous présentez l’écrivain argentin Leonardo Castellani et son oeuvre, vous affirmez que l’apocalypse a déjà commencé. Si nous sommes entrés dans l’apocalypse, comme vous dîtes, quelles sont les choses dévoilées et révélées, puisque le mot “apocalypse” ne signifie pas seulement “catastrophe”, mais aussi “dévoilement” ou “révélation” ?

– Parmi les révélations en cours, il y a en a une qui concerne le PÉCHÉ. L’apparition de nouveaux mots pour désigner ce qu’on appelait autrefois les péchés capitaux nous en dit beaucoup plus sur la régression morale de notre temps que sur son évolution scientifique. Le terme d’”addiction”, qui a tant de succès, est un exemple frappant. Il est plus facile de s’asseoir dans la salle d’attente d’un addictologue que de s’agenouiller dans un confessionnal pour reconnaître qu’on est une canaille. Exit l’orgueil, exit l’envie, exit la paresse, exit la colère, exit l’avarice, exit la paresse, exit la gourmandise, etc. Un grand nombre des maladies psychiques recensées par la nomenclature actuelle, qui en rajoute chaque semaine une nouvelle, répondent à cette même volonté d’approcher les travers de l’homme, ses vices, ses perversions et ses ignominies millénaires – connues et combattues comme telles par la morale de toutes les sagesses du monde jusqu’à nos jours –, sous un angle “nouveau” et dans des termes “inédits”, qui permettent au praticien et au patient d’entretenir un pacte de non-agression mutuelle quant à la vérité. Le patient se ment à lui-même, le praticien entretient le mensonge, et en retour le patient ne dénonce pas l’imposture du praticien: statu quo ante bellum. La médecine n’est pas la seule touchée: le phénomène a envahi toutes les autres disciplines, de la littérature aux sciences dites “humaines”.

La vérité sur l’être humain ne doit plus être dite. L’unique objectif est d’éradiquer la souffrance, pour adapter l’individu au système. Ce qui revient à amputer l’homme des signaux naturels qui l’informent de sa misère, et donc à transformer l’homme en un misérable qui s’ignore.

Longtemps après avoir été expulsés du Paradis originel, nous aurons donc fini par nous débarrasser de l’antique malédiction qui pesait sur notre race : nous avons expulsé l’idée même du péché, et tout se passe maintenant comme s’il n’existait plus, car nous en avons décidé ainsi. Puisque nous avons supprimé le mot péché, plus personne ne devrait pécher ; puisque la notion de péché a été abandonnée à cause des victimes qu’elle a faites, il ne devrait plus y avoir de victimes. Mais voilà, les faits s’entêtent et la réalité récalcitre. 

L’une des choses que nous commençons à voir, c’est qu’en abandonnant la notion de péché, nous n’avons pas du tout éradiqué les travers de l’homme ni sa violence. Bien au contraire, cette violence n’a cessé d’augmenter et de se rapprocher de nous : il n’y a qu’à constater le déchaînement d’hostilité et d’acrimonie de tous contre tous, ces furieuses croisades du ressentiment, ces campagnes inquisitoriales permanentes, à toute heure du jour et de la nuit, à l’échelle du globe comme à l’intérieur même des familles, qui sont en train de rendre impossible jusqu’au simple exercice de la réflexion. Conclusion : en privant l’homme de la notion de péché originel, non seulement on a déchaîné la violence et la persécution, mais on a privé les hommes de la rédemption et des moyens du salut qui lui étaient attachés.

L’apparition récente d’une formule telle que l'”ère de la post-vérité” s’inscrit dans la même volonté. “Post-vérité”, n’est-ce pas pimpant et printanier, avec un je ne sais de quoi de leste et portatif, qui caractérise les gadgets qu’on garde sur soi en toutes circonstances ? Quand j’achevais Le Verbe dans le sang en 2016, le dictionnaire d’Oxford décernait au nouveau “concept” le titre de mot de l’année. Je crois qu’il est entré dans le Larousse et le Robert depuis. Il s’agissait au départ d’un vocable critique, désignant l’empire de l’émotion et de l’opinion, mais il incarne à lui seul toute notre époque, dont les principaux progrès dans l’hypocrisie et la veulerie se font au nom de la correction “éthique et responsable”. Cette fois, il s’agit d’enregistrer définitivement la disparition de la notion de MENSONGE. Mentir, dissimuler, tromper, se duper soi-même, tricher, trahir, truquer, travestir, fausser, falsifier, déformer, dénaturer, pervertir, corrompre, euphémiser, sophistiquer, calomnier, porter un faux témoignage contre son prochain: ce sont des péchés, et des péchés graves. Mais les hommes ne veulent plus discerner le vrai du faux, ni le bien du mal. Or discerner le vrai du faux et le bien du mal, c’est la définition générique de toute pensée depuis qu’il y a des hommes, et qui pensent.

La pensée, – ce que nous appelions autrefois le discernement, l’entendement, le jugement –, est sur le point d’être abolie. Comme la pensée est un effort vers la vérité, et que la vérité est la condition sine qua none de la liberté, la liberté de l’homme se trouve elle-même en voie d’abolition programmée. 

Tout doit entrer dans la grande fiction universelle, et comme l’ont seriné à loisir les Foucault et les Deleuze, la vérité est un « récit comme un autre », plus ou moins efficient, plus ou moins divertissant, etc. Le Consentement Général à l’Erreur, que prophétisait Pascal, est sur le point de s’achever. Et comme l’ajoutait le même Pascal, c’est le consentement général à l’erreur qui précipitera la fin.

P. Bonvent :  – Où sont les derniers chrétiens, et que font-ils face à ce “consentement général à l’erreur”?

Ce qu’il faut d’abord comprendre, c’est que le christianisme historique a été emporté par le courant. Et la plupart des chrétiens baptisés flottent dans le siècle au petit bonheur des remous, comme des choses mortes. En moins de deux cents ans, nous sommes passés du chrétien comme membre du Corps du Christ à l’individu chrétien comme membre de la Société, puis de l’individu chrétien au chrétien militant, puis du chrétien militant au militant chrétien, puis du militant chrétien au militant tout court. Et qu’est devenu le militant tout court? Un profil facebook, un usager télématique qui répond mimétiquement à toutes les provocations mondaines, qui obéit aux impératifs collectifs de reconnaissance, de réussite, de mobilisation et de sollicitude terrestre, avec la peur d’être exclu de la foule.

Moralité : le chrétien, de persécuté qu’il était, a rejoint la foule des persécuteurs.

C’est ce que la Tradition appelle la Grande Apostasie. Et cette apostasie générale nous apprend que nous sommes encore moins braves que Pierre, – lequel eut au moins le cran de revenir sur ses pas avant de renier trois fois son Maître.

P. Bonvent : – Ne trouvez-vous rien d’intéressant dans les dernières encycliques papales, notamment dans l’idée d’une « Ecologie Intégrale », qui fait la place au besoin de spiritualité à côté des autres nécessités matérielles?

– A son époque, Charles Péguy redoutait la chute du mystique dans le politique. Ne devons-nous pas redouter maintenant la chute du mystico-politique dans l’écologique ? Il semble que le mystique ne fasse plus que chuter, désormais. Les lois de la gravitation fonctionnent aussi dans le domaine de l’esprit, et elles sont sans pitié. Il en va de l’idée d'”Ecologie Intégrale” comme de la “Justice Sociale” et du “Progrès technique”, dont elle semble, par certains aspects, une forme de fusion rêvée et idéalement conçue pour s’agréger au programme de la dictature “éclairée” qui s’annonce. Aussi, répondons avec Castellani sans tourner autour du pot : « Il ne suffit pas que les Papes produisent de grandes encycliques pour défendre la Justice Sociale -(ou “l’Ecologie Intégrale” dirions-nous) -; il faut que des hommes d’obédience catholique, doués d’une authentique vocation politique, incarnent leurs doctrines dans les institutions, au prix de leur vie, si besoin est ». 

Quels risques prend-ton à répéter ce que tout le monde veut entendre ? Personnellement, je n’ai jamais éprouvé un quelconque “besoin de spiritualité” ; ce serait plutôt la spiritualité qui a besoin de moi. Dieu a besoin d’être soutenu dans ce monde ; son Esprit a besoin d’hommes qui veuillent bien de lui. Et ceci plus que jamais, car nous ne souffrons pas du tout d’une “fatigue du sens”, – même si le Sens aurait quelques raisons de sentir une lassitude infinie à notre égard –, mais d’une fatigue du sang. Ce sang qui est toute notre ardeur à dire vrai et à être vrai, au prix coûtant. On ne sait pas très bien ce qui coule dans les veines des hommes aujourd’hui; il semble qu’il s’agisse d’un liquide au petit débit et à la température assez basse. 

Le monde peut se raconter ce qui lui chante, se faire croire que des solutions inédites et des remèdes nouveaux vont enfin faire descendre le Bonheur sur la Terre : le monde est monde, et c’est sa nature de monde de s’illusionner et de se duper lui-même. Demain, ah, demain, tout ira mieux ! Quant au don de l’Éternel présent, il peut attendre. Au fond, la guitare change, mais on joue toujours la même petite chanson lamentable : « All you need is love »… alors qu’en réalité c’est exactement l’inverse : « All love need is you ». Qui a dit que nous avions besoin d’amour ? C’est l’Amour qui a besoin de nous, et pas plus tard que tout de suite.

P. Bonvent: – Ne pensez-vous pas qu’un grande partie de nos maux trouvent leur origine dans des mouvements “révolutionnaires” comme mai 1968, par exemple, à commencer par l’effondrement de l’autorité paternelle ?

Nous sommes entrés dans l’ère des révolutions perpétuelles; les dernières en date sont la révolution numérique et la révolution bio-technologique, et il en vient d’autres, encore plus cocasses; c’est-à-dire que nous sommes entrés dans l’ère du définitivement révolu. Ce qui est définitivement révolu, c’est notre colossale prétention à maîtriser le monde et à y vivre en paix. Les révolutions signifient l’absence d’ordre stable, l’absence d’ordre stable signifie la croissance indéfinie du chaos, qui signifie l’auto-destruction de l’humanité, à brève ou moyenne échéance. Tout comme Leonardo Castellani, je ne suis pas plus révolutionnaire que réactionnaire ou partisan du conservatisme. Mais surtout, je ne suis pas un adepte des causes fallacieuses. Sauf le respect que je vous dois, juger que nos problèmes ont pour origine la crise de 68 n’est pas très sérieux. Nos “problèmes” ont commencé avec Adam et Ève, c’est-à-dire avec la première tentation de l’orgueil ; ils se sont aggravés avec Caïn et Abel, c’est-à-dire avec le premier meurtre. Et depuis, comme disait Jacques Bainville, tout a toujours très mal marché.

Voilà des lustres et même des siècles qu’on parle de la crise de l’autorité, comme si la remise en cause de l’autorité était la cause de la crise. La cause de la crise, c’est le contraire de l’autorité, et le contraire de l’autorité, c’est la fausse autorité. En 68, le contraire de l’autorité ne se trouvait pas dans la horde de jeunes chevelus en col Mao, mais dans une fausse autorité qui s’était substituée à la vraie. Et l’on peut penser à bon droit avec Castellani qu’il en fut ainsi pour la Révolution Française ; la disparation de la noblesse ne vint pas de la revendication de la plèbe, mais de l’apparition d’une fausse noblesse : « Le plébéien n’est pas le contraire du noble ; le contraire du noble, c’est le faux noble. Ce ne sont pas les plébéiens qui furent la cause de la Révolution Française, mais les fils de la noblesse et les curés corrompus du genre de Talleyrand et Philippe Egalité, eux qui se servirent du ressentiment de la populace parisienne comme d’un levier – que ce ressentiment fut justifié ou non ». 

En passant, observez que si l’autorité n’était pas plus ou moins devenue une bouffonnerie après la Seconde Guerre Mondiale, un bouffon comme Louis de Funès n’aurait jamais pu parodier les comportements « autoritaires » avec une justesse aussi saisissante. En tant que petit employé, il avait longtemps subi les caprices de quantité de patrons et de sous-chefs, et savait très bien à quoi s’en tenir sur la dignité de leur caporalisme. On ne parodie bien que ce qui a commencé à se parodier tout seul.

L’effondrement de l’autorité paternelle est un désastre, mais prendre les effets pour les causes en est un autre. Qu’étaient devenus beaucoup des pères de la grande bourgeoisie au début des Trente Glorieuse ? Des rivaux de leurs fils, aspirant aux mêmes objets et aux mêmes plaisirs qu’eux, ne voulant renoncer à aucune des promesses hédonistes de la société de consommation. Autrement dit, ils étaient devenus de faux pères. Ils avaient cessé d’être des modèles avant que leurs enfants ne s’avisent de leur désobéir, et ils n’étaient déjà pas respectables quand leur progéniture leur a manqué de respect. Cette progéniture a parfaitement compris la leçon, d’ailleurs, de la façon la plus simple qui soit: en général, elle n’a pas eu d’enfants. Du coup, vous pouvez vous rassurer: comme cette solution s’est propagée et que l’absence d’enfants ne cesse d’augmenter (si je puis dire), notre horizon se présentera bientôt absolument vierge de tout problème d'”autorité paternelle”.   

P. Bonvent : – Quelle serait la position de Leonardo Castellani par rapport à la brûlante question des « migrants » qui menacent d’envahir l’Europe ?

Cette question concerne la pauvreté. La PAUVRETÉ: encore une notion que la religion chrétienne a pensée comme nulle autre religion avant elle. C’est un état que le christianisme a élevé au rang de vertu. Castellani observait dans l’histoire de l’Eglise l’abandon progressif de la pauvreté évangélique et de ce que cette pauvreté signifie dans sa radicalité. Aujourd’hui, il ne dirait pas aux « migrants » de venir chez les riches pour fuir la pauvreté. Il ne leur dirait pas non plus de rester chez eux pour devenir riches là-bas. Il leur dirait que la pauvreté les sanctifie et qu’ils sont plus proches du Royaume de Dieu que tous les riches du monde. Il leur dirait que, de toutes les conditions terrestres, la pauvreté est la meilleure condition pour s’entraider et pour s’aimer les uns les autres. Il leur dirait que le Ciel appartient aux Pauvres et aux Simples. Bien sûr, il prendrait en compte tous les facteurs socio-économiques et géopolitiques, les guerres et les injustices, la propagande et les manipulations oligarchiques, et la misère qui n’est pas la pauvreté, etc., mais en définitive, voilà ce qu’il dirait, sans aucun doute. Et il croirait ce qu’il dit. Le Christ lui-même dirait-il autre chose ? Non. Ce pourquoi on le crucifierait à nouveau, avec une bonne conscience impeccable, car sa Parole demeure “scandale pour les juifs” et “folie pour les païens”.

Je n’ignore pas que cette Parole est impossible à entendre de nos jours; mais il faut préciser que tel a toujours été le cas. Et puis, en effet, qui sommes-nous pour fermer notre porte aux pauvres, nous qui sommes si riches et si heureux d’être riches ? Enfin, qu’allons-nous devenir si notre horreur de la pauvreté ne nous permet plus de masquer notre misère dans les richesses? Les Européens sont tellement malheureux qu’ils ont un besoin vital qu’on les envie et qu’on les prenne pour des modèles : ergo, ils sont piégés par leur propre vanité, et il est logique qu’ils le soient.

Nous n’allons pas refaire le débat sur l’Eglise et la question migratoire dont Laurent Dandrieu a posé les termes récemment[1]. Ce que je veux dire, c’est que nous autres chrétiens, nous nous tirons d’affaire à bon compte en nous contentant de penser dans ces termes-là. Si quelqu’un interpellait tout à coup les pauvres du sud en leur brossant un tableau réaliste de ce qui les attend au nord, – c’est-à-dire rien d’autre qu’une existence de cochon parmi d’autres cochons qui rêvent de mourir vieux, voire de ne plus mourir du tout –, on peut s’interroger sur l’accueil que cette personne recevrait. Et en disant cela, je pense moins aux pauvres du sud qu’aux “riches” du nord.

P. Bonvent : – Vous êtes injuste et cruel ! Des cochons…

– Quand je dis qu’il n’y a que des cochons, je simplifie. Il y a aussi des araignées, des hyènes et des crotales. Et des vers solitaires…

P. Bonvent: – Vous êtes un ver solitaire ?

– Si c’est être perçu et se vivre soi-même comme une espèce de parasite indésirable dans cette grande machine dont l’abjection ne cesse de se perfectionner, certainement. Chaque nouvelle “avancée technologique” et chaque nouveau “progrès social” nous font sentir à quelle profondeur l’ancienne trinité occidentale, – qui unissait le Vrai, le Beau, le Bien, souvenez-vous ! –, a été condamnée. La liquidation de ce qui reste, par la purge éducative, sociale, institutionnelle, linguistique et machinique, n’est plus qu’une question d’heures, ou de minutes.

Et peut-être moins… Je viens d’apprendre qu’un metteur-en-scène italien, sur la suggestion du directeur de l’Opéra de Florence, a “corrigé” la fin tragique et violente de Carmen de Bizet, pour la rendre “plus conforme à la cause féminine(sic). Nous y sommes, donc. Le faux corrige le Vrai, les ténèbres illuminent la Lumière. Ayant besoin d’argent, je propose aux éditeurs intéressés par la “cause” de réécrire tout le final de Madame Bovary (à partir du chap. VIII de la dernière partie); Flaubert, qui était un vrai phallocrate, pousse son héroïne au suicide et se délecte dans la description d’une agonie qui n’est pas très respectueuse de l’image de la femme et de ses droits; je crois que la jeune épouse frustrée de Yonville mérite d’obtenir un prêt bancaire à taux zéro, pour satisfaire enfin toutes ses “envies de femme” ; et je lui assurerai une carrière heureuse à Paris, dans la défense de l'”écriture inclusive”  par exemple, ou dans la mode. Il y a aussi Andromaque, au veuvage névrotique et puritain, ou Phèdre, dont Jean Racine (J’enracine, quel vilain nom) a méchamment culpabilisé le très innocent désir sexuel qu’elle éprouve pour son beau-fils. Ou Madame Verdurin, dans A la Recherche du temps perdu, dont le portrait féroce et carrément odieux, disons-le, nécessiterait une bonne refonte, dans un esprit plus girl friendly… Bien sûr, dans le cas de Proust, ce serait un peu plus cher, car ses chapitres sont longs et son bouquin compte vraiment beaucoup (trop) de pages.




[1] Voir « L’Eglise et l’immigration ».