« Je ne suis pas agacée : je suis vivante »
Maria Callas
Violente est la charité pour les tièdes. Et de plus en plus violente à leurs yeux, parce que la charité ne se manifeste qu’au travers d’un contact intime, passionné, substantiel, et parce que rien d’intime, de passionné, de substantiel ne doit subsister dans un univers littéralement enragé d’invulnérabilité.
« Rien ne peut nous atteindre, nous ne serons pas touchés »: tel est le cri secret des cœurs endurcis par des années de recul commode, d’opinions téléchargeables, d’hypocrisies, de détresses narcissiques et de petites satisfactions du moi achetées au détail sur le marché. C’est aussi, en passant, l’éloquent privilège des cadavres et des meubles.
Ceux que terrifient tout excès, toute véhémence et toute colère témoignent d’une terrifiante incompréhension de la vie. En condamnant ce qu’ils appellent la haine, ils condamnent ce qu’ils appellent l’amour. Par exemple, faire savoir au tueur de votre enfant qu’« il n’aura pas votre haine » – quasiment un rituel aujourd’hui –, ce n’est pas faire preuve de sagesse, c’est proclamer hautement qu’on est au-dessus de ça et qu’on ne va pas se déranger pour si peu, alors que, dans un monde humain et naturel, il s’agirait de s’élever de la haine légitime à l’égard du meurtrier jusqu’à la haine essentielle des causes qui ont rendu ce meurtre possible.
La modération, la tempérance ou la prudence s’exercent sur des passions et des humeurs fortes, à condition qu’elles existent, et c’est faire injure à de si grandes vertus que d’affubler de leurs noms l’absence complète des mouvements de l’âme dont elles sont les gardiennes. Un navire n’est pas fait pour son bastingage, mais le bastingage pour le navire ; bon nombre de gens pensent l’inverse, et ils voudraient fendre les flots en toute sécurité, en se ménageant perpétuellement eux-mêmes, sans vent dans les voiles ni feu dans la chaudière.
*
Dans le même ordre de choses qui ne se disent pas, il y a que nous sommes en train de perdre la main. Plus encore que la tête. Une main peut gifler et elle peut caresser. Parce qu’elle peut l’un, on en viendra à interdire l’autre.
L’aspect ironique de cette aberration apparaît bientôt, car elle révèle une vérité malgré elle. Gifler et caresser sont en effet des gestes moins antinomiques qu’auxiliaires. Entre une gifle et une caresse, il n’y a pas changement de nature, il y a changement de vitesse. Toutes deux sont des contacts intimes, passionnés, substantiels. La caresse est souvent préférable à la gifle, bien entendu, et leurs effets sensiblement distincts – ça n’échappe à personne. Cependant, comme le fantôme d’une gifle hante parfois la caresse la plus douce, la gifle la plus forte n’est parfois qu’une caresse miséricordieusement précipitée sur la joue qui, par flemme, avarice ou cynisme, se refuse à faire l’aumône des vives couleurs de son sang.