I
Terminons joyeusement cette série de leçons par une dernière classe. Ce travail m’a coûté, à cause du peu de forces dont je dispose, mais le résultat dépasse mes espérances, et j’en ai tiré grand profit. Par ailleurs, je n’ai pas falsifié les auteurs que j’ai expliqués et je ne vous ai pas récité un petit manuel d’histoire de la philosophie. J’ai dit les choses non comme il me plait de les dire mais comme il était nécessaire qu’elles fussent dites. Nous avons fait ce que nous pouvions. Ce n’est pas notre faute si l’Argentine devient tamasique[1]. A Dieu ne plaise que cette nation devienne un pays d’ignorants, d’ahuris et d’idiots (Unanumo et Pío Baroja disaient qu’elle l’était déjà)! Nous n’aurons pas à Lui en rendre compte.
Une psychanalyse aristotélicienne est-elle possible ? Si la psychanalyse a fait d’authentiques découvertes en les mêlant à des erreurs reconnues ou susceptibles de l’être, on peut répondre par l’affirmative, du moins en théorie. En pratique, tout dépend de la façon dont le monde avancera, et de cela je ne sais rien.
Un existentialisme aristotélicien est-il possible ? Si l’existentialisme pose le problème de l’homme réel tel qu’il existe, concrètement et intégralement, avec ses éléments théologiques inclus, pourquoi ne le serait-il pas ? Aristote ne rejeta la théologie de Platon que dans ce qu’elle avait d’irréel et d’excessif ; il la mit provisoirement de côté au début par rigueur méthodique. Avant de mourir (non dans sa vieillesse, car il mourut à quarante ans), Kirkegord se réconcilia avec Aristote.
II
Une psychanalyse authentique ?
« Seigneur, deux mille ans de christianisme, et au lieu du Règne de Dieu sur la terre, la violence et le mensonge triomphants, le désespoir d’une guerre récente, la perspective d’une autre guerre universelle, avec bactéries, bombardements de phosphore et bombe atomique. L’homme, loup pour l’homme »[2]
Telle est, d’après Jung, la voix de l’Inconscient Collectif du monde actuel ; et l’écho de cette voix collective dans les âmes individuelles se traduit sous cette forme : « Seigneur, je ne sais pas quoi faire ! », tandis qu’au-dessus de ces deux voix, multipliée à l’infini par les moyens de la technique moderne, résonne le haut-parleur des faux prophètes, clamant « Ce n’est rien, ce n’est rien ! Tout va s’arranger vite, bien vite, vite et bien ! ».
Seigneur, je ne sais pas quoi faire. Cette voix est aussi celle de la névrose. Le névrosé ne sait pas vraiment quoi faire. Que l’« excitation » soit supérieure à l’« inhibition », que l’« inhibition » entrave et verrouille l’« excitation » (comme dit Pavlov), le Moi propre est en désaccord et déchiré, comme si quelqu’un d’autre s’était violemment approprié une partie de l’alcazar de la personnalité, une force étrangère ne pouvant être repoussée, à l’image de ce qui se passe dans la possession démoniaque. Tel est l’homme divisé en deux. Comment Dieu appelle-t-il cet homme divisé en deux ? Pas le Dieu peint dans les églises, généreusement barbu ou crucifié, ou sous forme d’une douce et pâle colombe ; ni le Dieu que les prêtres sont censés représenter, et qu’ils représentent de manière si peu convaincante. Selon Clément d’Alexandrie, le Fils de Dieu représenta Dieu : ϋιoϛ ΰεου μιμοϛ, le Fils de Dieu fut l’acteur de Dieu. Force est de constater que les acteurs d’aujourd’hui le représentent mal : les gens ne voient plus le divin à travers nous.
Mais les gens d’aujourd’hui continuent de chercher le divin. Où le cherchent-ils ? Plus dans les cieux – profanés par le tonnerre et la fumée des bombardiers –, mais au fond de l’âme. L’homme moderne n’a pas hésité à descendre au fond de l’âme, dans la fosse,[3] pour en sortir des tas d’ordure et de cochonneries que l’on conserve jalousement dans des archives sous le nom de science psychologique, avec l’idée d’y trouver la racine de nos plus grands maux. Il y a des millions de théosophes, des millions de spiritistes, des millions de métapsychiques qui chaque jour cherchent, cherchent, cherchent. Quoi donc ? Quelque chose qui serait au-delà de l’humain, mais qui serait certain, positif, expérimental. Ce que nous appelons « la crise de la psychologie » consiste en ceci : d’un côté, le monde a besoin de la science de l’âme, et de l’autre, la science de l’âme le trompe et l’arnaque. On demande à la psychologie actuelle rien moins que la science du salut ; or la psychologie actuelle n’est qu’une science de culture, à savoir une technique.
Voyons ce qui se passe chez nous autres chrétiens avec notre christianisme. Quel est le christianisme d’une famille de la classe moyenne de Buenos Aires ? Le père ne va pas à la messe parce qu’il n’a pas le temps, et surtout parce que ça ne l’intéresse pas ; s’il y va, c’est du pareil au même, la messe n’a aucune influence sur lui. La mère va à la messe, et la messe l’influence négativement ; elle en revient énervée contre le prédicateur qui a dit « Pourquoi mettez-vous dans les églises ces statuettes rose et bleu pastel de la petite sainte Thérèse, si la petite sainte Thérèse n’était pas rose et bleu pastel ? » (Je ne peux que donner raison à ce prédicateur) ; la servante va aussi à la messe, mais elle s’absente un moment, revient avant le Credo et part après le sermon, parce qu’elle a à faire ; si on lui demande ce que disait le sermon elle ne s’en souvient pas ; elle priait, elle est sortie pour se dégourdir les jambes, elle a parlé avec sa voisine, qu’importe. Les enfants veulent aller au cinéma : « Maman, c’est le Jour des Morts, mais je veux voir Los Cinco Grandes ![4] ». Quelle meilleure façon d’honorer les morts, n’est-ce-pas, que d’aller voir un film yankee – ou argentin ? La vérité, c’est que les gens ont d’avantage d’émotions religieuses au cinéma qu’à l’église. Emotions religieuses mal orientées, sans doute, qui les attrapent au niveau le plus bas, certes, mais il n’en reste pas moins qu’ils s’émeuvent religieusement en regardant Jeanne d’Arc, ou Les cloches de Sainte-Marie et autres films autorisés par l’Action catholique. Max Jacob, un poète juif, raconte que le Christ lui apparut dans un cinéma ; sur quoi il passa de la salle obscure à la lumière de l’Eglise, c’est-à-dire qu’il se convertit. Mais il ne guérit pas pour autant ; il retomba trois ou quatre fois dans la débauche et la vie de bohème à laquelle il était habitué, sans que le christianisme ne lui ait jamais donné la force ou la volonté de vivre comme il l’aurait voulu, lui laissant seulement les larmes pour déplorer ce qu’il ne voulait pas, et cela jusqu’à la toute fin de son existence où, déjà brisé, il se retira dans la solitude pour écrire ses odes mystiques, pittoresques et raffinées. En somme, la religion nous promet l’autre vie ; mais nous ne voyons pas son irruption dans celle-ci.
« L’hostie doit être prise comme un cachet d’aspirine » dit un jour le même Max Jacob à Jean Cocteau. Mais Geniol[5] soigne aussi, et c’est argentin. En revanche, l’hostie ne soigne guère – pas visiblement en tous cas. Tout le monde connaît des cas de personnes qui communient ou qui disent la messe tous les jours et qui n’en sont pas moins mauvaises ; des personnes sans cœur, pleines de méchanceté, ou complètement irresponsables.
Il n’est pas surprenant que les gens se précipitent à corps perdu dans la psychanalyse ou dans l’existentialisme en quête de solutions. Une des erreurs fondamentales des tamasiques est de croire qu’il existe des solutions toutes faites, des formules, des réponses précises qu’il suffirait d’énoncer pour que la lumière se fasse. Une telle chose n’existe pas : les solutions, il faut les façonner soi-même ; la lumière qui existe en chaque homme qui vient au monde doit fonctionner, et les vérités doivent être vécues afin d’être effectivement des vérités ; elles doivent devenir « image », ou « vision » comme dirait Klages[6] ; ceci dépend en partie de notre pouvoir de visionner ; en partie seulement, car ceci dépend aussi de l’objet des « images » : nous ne les faisons pas seuls, contrairement à ce que paraît croire Klages (il faudrait traduire « Bild » par « reflet » ou « réplique », plutôt que par « image »).
Vous ne semblez pas avoir besoin d’une psychothérapie – grâce à Dieu – et pourtant vous vous intéressez à la philosophie. On ne devrait enseigner la philosophie qu’aux rajasiques : les tamasiques n’en ont pas besoin ; elle peut même leur être nuisible ; du reste, ils ne l’atteignent jamais. Ceux qui ont besoin de la philosophie sont ceux qui doivent gouverner les autres, les diriger et les influencer ; à cet effet, ils sentent qu’ils sont d’abord tenus de s’ordonner eux-mêmes : tel Ricardo Güiraldes qui, voyant qu’il devait se dominer lui-même pour diriger ses paysans, se mit en quête d’une ascèse et d’une mystique, et commença par devenir théosophe avant de devenir chrétien. La philosophie est dangereuse pour les personnes qui ont besoin de solutions toutes faites, qui suivent les normes sociales et non personnelles ; elle peut les troubler jusqu’à les détraquer complètement.
Etant posées ces prémisses, nous allons essayer d’exposer ce que serait une véritable psychanalyse, c’est-à-dire une psychanalyse aristotélicienne. Peut-il exister une psychanalyse aristotélicienne ? Si elle existait, dira-t-on, elle cesserait d’être psychanalyse pour se changer en une « cure des âmes » – formule qui a perdu son sens noble ; pour atteindre le fond des âmes, elle devrait s’appuyer sur la religiosité, ou sur la foi religieuse, ou sur la manie religieuse, enfin sur ce qui ressemble le plus à la disposition religieuse de l’âme. Et quand il n’y a rien de la sorte ? Il y a toujours quelque chose de religieux chez l’homme, même quand il ne s’agit que d’une forme d’« angoisse » ou de « sentiment d’indigence » (ou encore d’« Inconscient Collectif » selon ce que croit Jung).
Carl Jung est le plus équilibré des trois grands psychanalystes[7], mais c’est aussi le plus vague et le plus nébuleux, ce qui lui valut l’accusation de « mysticisme » de la part de ses détracteurs. C’est incroyable le peu que sait un homme de grand talent qui veut bâtir une science à lui tout seul sans avoir une longue tradition derrière lui. La majeure partie de ce que nous savons et de ce que nous sommes, nous le devons à une tradition : les morts commandent à travers nous, comme ils vivent en nous. Jung a observé expérimentalement que le schéma de Freud se vérifiait mieux chez certaines personnes que celui de Adler; et que le schéma de Adler se vérifiait mieux chez d’autres que celui de Freud ; et qu’enfin, chez certains, les deux se vérifiaient à la fois, « a piacere ». Je l’ai constaté moi-même de façon expérimentale. Mais n’est-ce pas justement ce que nous enseigne la tradition ? « Deux bêtes ravagent le jardin de l’âme, le lion et l’ours », écrivait Hugues de Saint Victor[8], c’est-à-dire l’orgueil et la luxure. « L’orgueil est la luxure de l’âme, la luxure est l’orgueil du corps », précise saint Augustin. Ce qui signifie que la vie affective de l’homme ne peut être réduite à un seul instinct. Ne serait-il pas possible de réduire sa vie affective à tous ces instincts rassemblés ? Non plus. Combien y-a-t-il d’instincts ?, me demanderez-vous. Nul ne le sait.
III
J’ai effectué trois psychanalyses dans ma vie : je me suis d’abord psychanalysé moi-même en examinant mes rêves durant pendant deux ans ; ensuite, j’ai psychanalysé une gamine de Salta souffrant d’une légère attaque d’hystérie – un cas qui se soigna plus ou moins tout seul, pour ainsi dire : les symptômes signalaient eux-mêmes la voie du remède ; enfin, je fis l’analyse théorique d’un très grave cas d’hystérie ; il s’agissait d’une personne que je ne connaissais pas personnellement, mais l’on remit entre mes mains un matériel abondant, que je soumis au schéma de Freud et à celui de Adler, avec le résultat que j’ai dit : la névrose pouvait être interprétée aussi bien par l’un que par l’autre – ce qui suffit à démontrer qu’ils sont à la fois partiellement faux et partiellement vrais. C’est alors que je commençais d’entrevoir la possibilité d’une synthèse de ces deux demi-vérités, en la fondant sur l’intellectualisme aristotélico-thomiste : non pas un mélange des deux, comme chez Jung (qui mêle la Libido et l’Imperium ou « pulsion de supériorité et de domination », en une chose hybride et mal définie qu’il nomme l’« Elan Vital »), mais une synthèse véritable, qui cherche l’unité du psychisme humain là où elle se trouve.
(…)
Les réflexions qui s’ensuivirent donnèrent lieu à des notes que je voulais vous lire aujourd’hui, mais elles se sont perdues. A défaut, jetons un œil sur l’observation n°XXIV de Charles Féré[9], à savoir le deuxième cas étudié par ce dernier, où il découvrit avant Freud et Breuer l’étiologie psychogène d’une névrose : c’est-à-dire le trauma psychique infantile, le mécanisme de l’oubli, le second trauma, le symptôme et, pour finir, les tentatives naturelles de sublimation. « Ces deux faits concordent pour montrer qu’un choc moral, même lorsque ses effets immédiats ont été à peu près nuls, peut à longue échéance, principalement à l’époque de la puberté, être ravivé en quelque sorte par un choc moral d’une nature tout à fait différente, ou par des conditions de dépression physique, et entraîner des troubles qui pour être tardifs n’en sont pas moins permanents. Les chocs moraux de l’enfance peuvent encore avoir pour effet d’influencer la marche d’affections mentales qui en paraissent indépendantes. Une dame que j’ai observée avec le docteur Bénard avait été victime d’attouchements coupables vers l’âge de cinq ans. Cet attentat qui avait paru ne laisser aucune trace et qui était resté ignoré, manifesta son influence au cours d’une attaque de folie puerpérale pendant laquelle il a provoqué plusieurs tentatives de suicide par empoisonnement, dont la dernière a réussi. Il existait dans ce cas une hérédité très chargée… »[10]
(J’ai fait l’expérience d’un cas analogue, dont je m’abstiendrai de parler en détail : tentative de suicide par ingestion de pastilles de véronal ; et pourtant, qu’on le croie ou non, la personne en question bénéficiait de toutes sortes d’avantages personnels et de circonstances favorables à son bonheur : sa détresse venait des remords conçus au sujet d’une faute de jeunesse insignifiante, et c’est ici que doit se trouver le « second trauma » dissimulant quelque autre trauma infantile oublié, encore moins coupable bien sûr, mais terriblement préjudiciable à la région instinctive).
Ce qui est intéressant dans le cas de Féré, c’est d’observer comment s’est alors produit de façon naturelle un début de « sublimation religieuse ». Le devoir d’un médecin, en cette occurrence, consiste à se saisir de cette indication de la nature pour la faire progresser. De quelle manière ? En changeant ce qui est irréel en réel, et ce qui est morbide en salubre. Car qu’avons-nous ici ? Un sentiment de culpabilité irrationnel et une tendance maladive à l’expiation… Cela est-il mauvais ? Lorsque c’est irréel, oui.
Supposons que le médecin ou le confesseur (de nos jours, les confesseurs ne sont pas médecins, hélas) dise à son patient ou à son pénitent : Vous n’êtes pas coupable de ce qui vous trouble, comme vous le savez d’ailleurs ; cependant, vous êtes coupable d’autres fautes, et même de tous les péchés du monde en un sens, à travers le péché originel, par solidarité avec tous les crimes du monde – « Ô Seigneur, pardonne-moi les péchés d’autrui », chante le Psalmiste –, et par indentification au Christ enfin, Agneau de Dieu qui porte tous les péchés du monde. Ne refusez pas ce sentiment de culpabilité, car il est juste. Vous n’êtes pas une personne anormale, vous êtes simplement une personne plus religieuse que les autres. Lorsque vous tombez en dépression, ne vous enfermez pas entre quatre murs en vous tordant les mains : entrez dans une église et méditez (si on vous laisse le faire), méditez la Passion du Christ, offrez-vous à éprouver ce qui manque à la Passion du Christ etc., etc. »
Avec ceci, les remèdes corporels adéquats, un régime de vie adapté à ses forces, etc., ce genre d’accès névrotique peut (et normalement doit) se changer en religiosité normale (qui est sa « sublimation », ou sa forme sublimée) ; et la religiosité normale est saine, étant soumise à la volonté et à la raison. Je ne dis pas que la manie religieuse se changera aussitôt en religiosité normale, pas plus que je n’assure que cette personne retrouvera sa « modalité » antérieure, « joyeuse, plaisante, spirituelle ». Si sa répugnance au mariage se maintient, et si l’envie de se marier ne lui vient pas naturellement, qu’elle ne se marie pas. Il y a déjà assez de malheureux dans le monde, nous ne sommes pas obligés de grossir leur effectif. En résumé, il faut se conformer au Destin, car on ne peut rien contre lui : parfois, le Destin nous blesse de telle sorte qu’il nous change.
Cela veut-il dire qu’un névrotique non religieux ne guérira jamais, et qu’il faut d’abord le convertir pour espérer qu’il guérisse un jour ? Affirmer une chose pareille serait aussi ridicule qu’absurde. Au terme de ses recherches, Jung parvint à la conclusion que la religion est nécessaire ; mais il ajouta que nous sommes tous religieux d’une façon ou d’une autre ; et qu’il faut s’appuyer sur ce qu’il y a, sur ce qui se trouve ici présent. Jung n’est pas chrétien, et pourtant, on raconte qu’il déclara un jour à un névrosé : « L’idée de Dieu et la croyance en l’immortalité de l’âme se sont atrophiées en vous ; c’est pourquoi vous souffrez de désordres dans votre métabolisme psychique »[11].
La « religiosité » sur laquelle débouchèrent les recherches psychologiques de Jung peut être traduite en ces quelques propositions :
- Il existe Quelque Chose au-delà du Moi conscient et de l’Idéal de Vie
- Ce Quelque Chose n’est pas toujours bon ; il peut être mauvais. Il s’agit d’ailleurs moins de Quelque Chose que de « Quelques Choses ».
- L’homme peut-il se refermer sur lui-même pour se soustraire à l’influence de ce Quelque chose extrahumain ? Non. S’il l’avait pu, il l’aurait fait[12].
- Il faut compter sur ce Quelque Chose pour réussir à former les « Images» ou « Visions » et redresser l’« Idéal de Vie ».
Pour résumer, la Transcendance est l’un des éléments de la définition psychologique de l’homme : l’homme étant un « être duel ouvert par en haut » (Max Scheler).
Nous disposons donc de tout ce que requiert une psychanalyse authentique, ou du moins aristotélicienne.
D’abord, la reconnaissance de la réalité de l’Idéal de Vie comme principe psychologique unificateur. Adler soutient de son côté que l’enfant de 5 ans possède déjà implicitement un Idéal de Vie, lequel lui confère un style de vie, dès alors droit ou tordu, social ou asocial ; ce qui l’oriente vers la normalité ou bien vers la névrose, le crime ou le suicide. Cela paraît peu crédible. Saint Thomas soutient que l’homme choisit Dieu ou le met de côté dès ses 7 ans. On croit rêver. Saint Augustin, dans ses Confessions (chapitre VII), demande à Dieu en pleurant de lui rappeler le péché de son enfance, « peccatum infantiae meae », le premier péché dont naquirent l’enfant vicieux et l’adolescent dépravé qu’il allait être. Quelle exagération, se dit-on. La vérité, c’est qu’une fois que l’homme œuvre librement, il œuvre en vue d’une fin, et que toute fin suppose une Fin ultime, – Fin ultime nommée Idéal de Vie par Adler, et qui chemine vers la « Joie ou Jubilation de la Super-fusion Créatrice » selon Klages (quels pédants, ces allemands!). Créatrice de quoi ? Créatrice de Visions qui sont des réalités, et qui n’en cessent pas moins de dépendre d’une réalité supérieure, l’« Eros Cosmogonique », selon le même Klages. Personnellement, cet Eros me fait un peu peur, et je me garderai bien de lui faire confiance.
Aristote élabora la théorie morale de la Fin Dernière, mais il ne fournit pas sa détermination psychologique. Il déclara : « La fin ultime de l’Homme est la contemplation », et il se tut. Klages élabora la détermination psychologique de la fin dernière et la doctrine de l’« extase de la vision créatrice ». Mais il ne le fit que sous son aspect subjectif : il prit l’extase de l’Artiste pour en faire l’archétype des « Visions », autrement dit de tout ce qui rend l’homme actif, serein, effusif, ouvert et heureux – ensemble de nature cognitive selon lui, et non pas impulsive ou tendancielle. Doctrine exacte bien que difficile. Personne ne convaincra jamais un tamasique que le bonheur a quelque chose à voir avec la tête. Et cela, quand bien même la contemplation n’implique pas que la tête.
J’ai coutume de raconter l’anecdote du gamin auquel sa mère apprenait le Catéchisme, lui décrivant la vie dans le Ciel où, comme nous le savons (c’est que nous avons lu Fray Luis de León) nous passerons le temps avec une palme à la main, à regarder les anges, à écouter de la musique et à chanter en chœur. Après avoir attentivement écouté sa mère, le gamin lui demanda : – Si nous nous sommes bien comportés pendant la semaine, est-ce qu’on pourra aller en enfer le dimanche pour s’amuser un peu ?
C’est ce qui arrive au vulgaire quand on lui parle de contemplation.
(…)
IV
L’Idéal de Vie comporte quatre étapes :
1 : Une chose dont la seule possession peut me rendre heureux (c’est l’idéal du petit enfant, ainsi que celui de l’avare).
2 : Une chose dont la seule acquisition peut me rendre heureux (idéal du jeune et de l’ambitieux).
3. Une chose dont la seule vue peut me rendre heureux (idéal de l’adulte et de l’artiste).
4. Une chose dont la seule pensée peut me rendre heureux (idéal du vieil homme, du mystique ou du métaphysicien).
L’examen phénoménologique du Bonheur ou de la Béatitude, chez ceux qui disent connaître cet état, nous montre que le Bonheur ou la Béatitude se compose de trois éléments : à la base, un élément humble qui est le « contentement » ; au sommet, un élément éminent qui est la « jubilation », le « ravissement », l’« enchantement », le « transport », l’extase ; au milieu, pareil à un mur porteur, l’allégresse et les petits plaisirs. C’est dire que la félicité, si elle existe, se présente comme un édifice idéal qui repose sur le ciment du « contentement » (venant du latin « être contenu »), édifice dont les deux extrêmes sont la résignation et la satisfaction, car nous devons d’abord nous résoudre au Destin pour pouvoir nous en satisfaire ensuite – « Amor Fati » (Nietzsche) ; c’est en montant au sommet de cet édifice qu’on atteint la cime de la Jubilation (à laquelle ne parvient pas tout le monde, certes, ni même beaucoup d’entre nous – cette jubilation n’étant rien moins que la possession de l’Idéal ou Bien Suprême, le « repos dans la Fin », qui n’est pas repos du sommeil mais repos du vivre intensément, vivre de façon si intense qu’on croit mourir, car l’âme est alors capable de laisser le corps se « lointainer »). Au moyen des murs de l’Allégresse ou des Petits Plaisirs, qui ne sauraient exister sans le ciment des fondations et la culmination de la cime ; car sans le contentement règnent l’agitation et l’ennui ; et sans la jubilation éternelle – vue à travers le souvenir et à travers l’espérance – il n’y a pas de joies. Allégresse et joies qui ne consistent pas en autre chose qu’en la conscience d’avoir fait un pas vers le Bien Suprême ; et jamais nous ne pourrions faire ce pas si nous n’avions des signes de ce Bien, sous forme de miettes ou d’anticipations. « Spe enim salvi facti sumus », dit saint Paul[13]. On commence à posséder une chose par l’espérance. « Se montre déjà en espérance le fruit sûr » (Fray Luis). Aussi, l’analyse démontre que ces trois choses (contentement, allégresse et jubilation) dépendent au fond d’une connaissance : pas de n’importe quelle connaissance, mais d’un connaître solide, plein et amoureux : une connaissance vitale. Même la plus grande jouissance qui soit n’apporte la félicité qu’en souvenir et en espérance, qui sont des connaissances, et donc des assurances : l’assurance que cette jouissance durera toujours. C’est la raison pour laquelle le tamasique court derrière l’argent ; il lui semble qu’avec l’argent on peut obtenir des plaisirs à loisir, continuellement et de façon pérenne.
La démonstration technique de ce qui précède se trouve chez Platon, dans le Philèbe (« Sur le plaisir ») : tous les plaisirs, qui sont aussi nombreux que variés, impliquent essentiellement la conscience, laquelle est connaissance. Un plaisir sans conscience est une contradiction. D’où il s’ensuit que la félicité, qui est plaisir suprême – ou qui doit produire suprême plaisir – requiert un maximum de conscience, une surabondance de connaissance.
Dans son ouvrage classique sur « La Démence », le Dr. Pierre Marie écrit que le seul remède contre l’hystérie est… le bonheur. Est-ce une blague cruelle ? L’hystérique ayant besoin de guérir pour être heureuse, lui demander d’être heureuse pour guérir n’est qu’un cercle vicieux ! Non monsieur, ce n’est pas un cercle vicieux mais une causalité réciproque. Les deux vont ensemble : plus elle sera heureuse, plus elle se soignera ; et plus elle se soignera, plus elle sera heureuse.
Bien. Tout ceci (et quelques autres choses encore) a besoin d’être pensé et organisé en une caractériologie, une psychologie et une éthique de l’Idéal – lequel Idéal est la racine de l’unification psychique (qui guérit la névrose), et non l’Instinct, ni même l’Image.
La seconde chose à faire est une doctrine complète de la « Bildungskraft » ou « visioformation » (si l’on veut) : pouvoir formatif des images. Doctrine à moitié faite par Klages et dont j’ai déjà parlée : j’en dirai seulement quelques mots encore. La « Vision » est comme un symbole chargé d’affect et régenté par le réel ; c’est un symbole qui ne se reçoit pas « tout fait », mais qu’on fait soi-même, ou qu’on vit personnellement, pour être exact. Ceci ne serait-il pas le cas des œuvres d’art ? Oui, les œuvres d’art étaient ces symboles en d’autres temps, tout comme les visions de sainte Gertrude et de sainte Thérèse, ainsi que les idées capitales des métaphysiciens, bien qu’ils puissent paraître pur intellect, sec et décharné comme les mathématiques. Ceci ne correspondrait-il pas également aux fameuses « valeurs » de Max Scheler ? Oui, si ces valeurs sont des intuitions émotionnelles des êtres en tant que biens ; moins considérées éthiquement, comme fondement de la morale, que psychologiquement, comme mobiles ou forces attractives et formatives du psychisme.
C’est ici que se révèlent la valeur éducative des Beaux-Arts et l’importance de l’imagination éduquée :
La fantaisie infeste ou purifie,
Massacre l’âme ou nous la sanctifie…
(…)
V
A propos de l’éduction publique en Argentine, il faut dire qu’elle est merveilleusement conçue pour ruiner la « Bildungskraft », pour stériliser l’esprit de toute spontanéité et de tout pouvoir créatif ; comme elle disperse l’intellect d’un côté, l’imagination d’un autre, et la mémoire par-ci par-là, l’affectivité se retrouve complètement à l’abandon. Rien d’étrange à ce que les argentins « s’enragent, s’envient, se volent, se battent et se tuent » comme dit la chanson.
En troisième lieu, il faut faire une doctrine juste des instincts, qui sont les causes de la vie affective, ou plutôt les inclinations selon lesquelles l’affectivité sème et cultive ses causes, au moyen de « fixations » en général subconscientes. La psychologie des instincts est encore à construire ; pour l’heure, c’est un embrouillamini, y compris chez quelqu’un comme McDougall, inventeur de la « psychologie hormique » (òρμη = instinct).
Combien y-a-t-il d’instincts ? Adler et Freud disent qu’il n’y en a qu’un ; William James dit qu’il y en a un nombre incalculable chez l’homme, bien plus que chez n’importe quel autre mammifère ; entre les deux, arrêtez tous les numéros que vous souhaitez – 2, 3, 4, 5, 6, 12, 37 – vous êtes sûrs de tomber sur un auteur qui vous soutiendra[14].
Tous ont raison sur ce point, surtout Freud et James, qui disent le contraire l’un de l’autre ! Car la vie affective possède d’un côté une unité, et de l’autre elle se trouve continuellement traversée par de très nombreux courants. Aussi pouvons-nous dire qu’il y a bel et bien un instinct primaire chez l’homme : l’instinct de Pleine-vivance, car tout être veut se conserver dans l’être, et l’homme veut non seulement conserver son être mais l’augmenter et le perfectionner, en vertu de cette « indigence métaphysique » ou sentiment d’incomplétude qui le caractérise. C’est ainsi que – en plus d’être (conservation) – il veut être plus (dépassement), il veut être complètement (instinct familial ou sexuel), et avant tout cela il a besoin de con-être, d’être avec d’autres (instinct social); et de ces instincts, dérivent beaucoup de sous-instincts, comme celui de l’expression, de la propriété, de la maternité, etc. Et finalement, couronnant cet ensemble, il y a l’instinct intellectuel de toujours être, qui est l’instinct religieux, nourri par la soif d’immortalité.
Ces instincts ne se situent pas tous sur le même plan, certains d’entre eux n’étant que de pré-instincts (instinct formatif et social), tandis que d’autres sont des instincts proprement dits (conservation, reproduction, dépassement), et d’autres encore des péri-instincts ou instinct intellectuels (« noushorméteras »), comme celui du savoir et de l’immortalité.
La définition anthropologique de l’homme ne peut être fondée sur un seul instinct (comme chez Freud et Adler), mais sur la totalité de la vie instinctive couronnée et unifiée par le rationnel, sachant qu’une des lois fondamentales de l’instinct est la suivante : « Les instincts chez l’homme comportent une grande marge d’indétermination à fixer par la raison, d’abord collective, individuelle ensuite ».
Récapitulons :
ADLER: « Être homme signifie se sentir inférieur et perpétuellement aiguillonné vers des situations de supériorité ».
FREUD: « Être homme signifie se sentir attiré par la mort (Thanatos, pulsion de Mort) et perpétuellement aiguillonné par un seul Instinct de Plaisir protéiforme, nommé Libido ».
ARISTOTE: « Être homme signifie se sentir vivre et perpétuellement aiguillonné vers une vie plus complète : la plénitude de la vie s’effectue sous le signe de la connaissance, dont l’apogée est la CONTEMPLATION ».
Une fois créée cette psychologie aristotélicienne, tous les problèmes seraient-ils résolus ? Non ! Il faudrait former les experts qui – équipés des instruments thérapeutiques déjà découverts par la psychanalyse et la psychosynthèse – découvrent les blessures de la Pleine-vivance pour prescrire le traitement approprié. Autrement dit, créer la science appliquée, et les médecins psychosomatiques qui lui conviennent. Serait-ce tout ?
Toujours pas.
Il faudrait créer les sanatoriums ou les maisons de rééducation psychologique, régentés par un nouvel ordre religieux d’hommes et de femme très sages et très patients, avec des jardins, du sport, des ateliers, du théâtre, une chapelle et tutti quanti, à l’intérieur desquels puissent se développer les cures prescrites. Que les riches paieront très cher et les pauvres rien du tout.
Si l’univers doit continuer à exister 6000 ans, comme dit Toynbee, il faudra qu’apparaisse quelque Thomas d’Aquin épaulé par quelque Louis IX capable d’instituer tout cela. Si l’univers doit péricliter, alors tout cela est en trop. Mais je dois continuer d’exister – raison pour laquelle j’en rêve. Sartre se demandait : Qu’est-ce que l’existentialisme ? La réponse est : une certaine quantité d’amis qui m’aident à poursuivre mon existence.
Si le Christ avait dit que le Règne de Dieu sur la terre viendrait automatiquement par la loi du progrès indéfini, nous pourrions désormais affirmer que le Christ s’est trompé. Mais comme Il a dit le contraire, à savoir qu’il y aurait du bon grain et de l’ivraie jusqu’à la fin du monde, et qu’à la fin l’ivraie se mettrait à croître énormément, et que les faucheurs d’ivraie ne seront pas les hommes mais les anges, qu’il y aurait une grande apostasie et une défaite spectaculaire de la foi, et que le monde ne ressusciterait pas sans mourir auparavant, etc., alors il est possible que le Christ ne se soit pas trompé et qu’en définitive, il nous ait dit la VERITE. Il se trouve que cette parole est dure : qui peut l’entendre ?
Maintenant, puisque vous vous êtes tenus bien sages pendant ce cours, je vous donne la permission d’aller vous dégourdir les jambes en enfer.
“¿ Un Psicoanálisis Arisotélico?”
Freud, Mendoza, Ediciones Jauja,
publicado en 1996 [15].
Traduction Erick Audouard©
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[1] Sociologiquement parlant, les hommes se répartissent en trois grandes classes : sattviques (métaphysiciens), rajasiques (guerriers) et tamasiques ; autrement dit les sages, les guerriers et les gens ordinaires. Cette répartition, – qu’on la prenne chez Raymond Abellio, dans l’Hindouisme et les Vedantas, chez Dante Alighieri, dans la Bible, ou chez les anciens égyptiens –, est éternelle, parce qu’elle se fonde sur la structure essentielle de l’être humain et sur les trois états possibles de son intellect : intellect spéculatif, intellect pratique et sens commun. L’intellect est ce qui définit l’homme et le distingue de l’animal, – ce qui ne l’empêche nullement d’être un animal grégaire par ailleurs. Cette répartition sociologique est la plus profonde et la plus nécessaire des divisions qu’on puisse établir, parce qu’elle a une racine métaphysique. Elle nous sert à expliquer Federico Nietzsche par exemple, qui fut celui qui la redécouvrit bruyamment à la fin du XIXème siècle, tout comme elle nous sert à expliquer de nombreux autres phénomènes de grande ampleur, telle que la crise contemporaine, dont la forme même est celle de la confusion des personnes, c’est-à-dire des trois grandes classes précitées, que nous détaillons ci-dessous :
SATTVIQUES ou métaphysiciens, ou brahmanes : ce sont les hommes chez lesquels l’intellect spéculatif est en excès. Ici, à Salta, nous les appelons simplement saints, bien que tous ne le soient pas, loin s’en faut : en raison de la mission qui est la leur, le corps social qu’ils forment ensemble est sacré. Il en va encore ainsi pour la caste des brahmanes hindous, et il en allait ainsi autrefois pour le clergé catholique : il constituait un corps fermé et hautement sélectionné qui, s’il ne comptait pas de purs sages en son sein, se trouvait voué comme corps à la sagesse. Tâche nécessaire et transcendantale à laquelle étaient également destinés à leur façon les enfants de chœur. On leur imposait une discipline particulière ; on les marquait d’un sceau, la tonsure, qui n’était pas signe d’esclavage, comme le prétendent les liturgistes actuels, mais quelque chose de bien plus ésotérique : l’occiput, cette partie dont les cheveux étaient rasés chez le prêtre, correspondait à l’endroit corporel d’où sortaient certains effluves lumineux de la tête des saints, selon de nombreux témoignages historiques. C’est de là que vint l’auréole – dont la tonsure est l’invocation, le rappel physique.
Le sattvique est donc le sage, ainsi que tous ceux qui participent et communient avec lui : le sage, qui n’est pas l’homme de science d’aujourd’hui, possesseur de la technique frustré de la sagesse, mais le possesseur de la science sacrée, la science du salut. Le prêtre devrait être l’homme de la sagesse ; l’une des causes cachées de la monstrueuse décadence présente vient de ce que les prêtres ont cessé de prêter attention à la sagesse ésotérique, quand ils ne l’ont pas purement balancée par la fenêtre, – la sagesse ésotérique, et la sagesse tout court, et parfois tout rudiment de science.
RAJASIQUES ou guerriers : ce sont les hommes chez lesquels l’intellect pratique est éminent. Ici, à Salta, nous les appelons simplement « compétents » ou « efficaces ». Il s’agit des individus aptes à gouverner, lorsqu’ils demeurent liés au sattviques et reçoivent d’eux leur lumière comme la lune la reçoit du soleil. « L’intelligent doit gouverner », disaient les anciens, « intelligentis est ordinare » ; le plus souvent, il ne peut gouverner lui-même, mais il peut inspirer le gouvernement ; pour cette tâche, si les sattviques disposent de conditions de lumière, il leur manque presque toujours des conditions d’« impetu », pour la bonne raison que l’homme est limité et qu’il ne saurait se dédier à deux choses à la fois. Le rajasique ne se distingue par du sattvique ou brahmanique par une intelligence inférieure, car il s’agit moins d’une question de degré que d’une question d’application : son intelligence ne s’applique pas aux fins mais aux moyens ; raison pour laquelle, elle est comme chaussée et pénétrée par la volonté, l’impetu, la passion. La passion est nécessaire à l’action, et les rajasiques sont les « hommes d’action », ceux qui s’exaltent dans le combat ; par elle-même, la passion a tendance à circonscrire et à réduire le champ de l’intellect. Ces hommes peuvent être génialement intelligents, et d’une plus grande génialité que beaucoup de brahmaniques ; mais chez ces derniers l’entendement est libre, tandis qu’il demeure comme canalisé et circonscrit chez les guerriers. Les premiers volent, les seconds courent.
La vertu fondamentale du rajasique est l’honneur, qui se subdivise en trois vertus principales : la véracité, la vaillance et la loyauté. De même façon, la vertu fondamentale du brahmanique (incluant les trois vertus précédentes et les dépassant) est la passion pour la vérité et l’aptitude au martyr.
TAMASIQUES (qu’on appelle « matacos » à Salta, c’est-à-dire plus ou moins « primitifs ») : ce sont ceux dont l’entendement ne possède aucune excellence de quelque genre qu’elle soit, sinon l’élémentaire sens commun tout au plus. Et ce sens commun, la plupart du temps, ils ne l’ont que d’emprunt, par la lumière qui descend d’en haut pour se diffuser dans l’atmosphère culturelle générale – sans nier pour cela qu’ils possèdent un entendement propre, avec sa propre activité spontanée, naturellement ; attention, car nous ne parlons pas ici de la faculté, que tout homme possède, mais de son action sociale et de son exercice factuel. Ce n’est pas la même chose d’avoir un intellect en puissance (un enfant, un sauvage, un imbécile et un fou le possèdent) que d’avoir un intellect en acte. Et encore moins quand il s’agit de bon sens, de science ou de sagesse.
Descartes s’est lourdement trompé lorsqu’il affirma que le sens commun ou le bon sens est une espèce de faculté nécessaire, de don inné, chez tous les hommes ; de fait, nous constatons qu’il manque à beaucoup d’entre eux, et il arrive que des peuples entiers fassent preuve d’une ignorance totale, comme chez les sauvages ; et les accès de folie collective existent, comme dans les nations qui perdent leur équilibre, chutent et périssent. La nature humaine est bonne en soi ; mais ses conditions existentielles sont suprêmement susceptibles d’être perverties ; et tout ce qui est susceptible d’être perverti peut devenir pervers.
En revanche, les hindous ont raison lorsqu’ils disent que la division des hommes en trois classes (celle des sages, celle des guerriers, celle des hommes ordinaires) ne provient pas d’une simple nécessité d’organisation sociale, qui serait basée sur la conquête ou sur la force, mais qu’elle incarne les « trois Gunas » ou conditions essentielles de « Prakrti », la nature. (Pour les hindous, Prakrti est la substance de ce monde). Cette division ne se réfère pas seulement aux réalités psychologiques et morales, mais à la structure fondamentale de l’être lui-même, qui se divise en réalités matérielles, psychiques et spirituelles, lesquelles interfèrent entre elles et se rassemblent dans l’homme, qui est une sorte de microcosme.
Enfin, il importe de remarquer que le tamasique n’est pas simplement le travailleur manuel (Spinoza était un travailleur manuel, comme l’est Gustave Thibon de nos jours), ni même le « roturier » mais le « roturier hors de son lieu ». Note de Castellani.
[2] Carl Gustav Jung, « La Psyché » Chap. XIII.
[3] Ainsi que Thérèse d’Avila l’appelait.
[4] Los Cinco Grandes y una chica, film populaire argentin de 1950, ayant pour protagonistes « Los Cinco Grandes del Buen Humor » : premier groupe comique argentin à émerger dans les années 1940 à la radio sous le nom de “La Cruzada del Buen Humor” (La croisade de la bonne humeur).
[5] Célèbre marque de produits parapharmaceutiques argentins.
[6] Ludwig Klages (1872-1956), philosophe et psychologue allemand qui eut une influence considérable sur des esprits aussi divers que Robert Musil, Gustave Thibon, Denis de Rougemont, etc. Castellani le tenait en très haute estime. « Le pouvoir formateur des images (Bildungskraft) signale la vitalité de l’homme et rend possible l’extase de la vision créatrice, en laquelle consiste la félicité … Que sont les images ? Ce sont tous les produits de notre imagination que Klages nomme « fantasmes ». Les images sont les instruments, les moyens de la contemplation. Ce sont des « visions » intimement liées à l’affect, tressées avec lui d’une part et avec la réalité d’autre part. Le monde moderne a blessé la Bildungkraft dans l’homme (le pouvoir formateur des images) ; ce faisant, il a rejeté des millions d’hommes hors de toute espérance de la contemplation. Paul Claudel, l’homme qui possède le plus d’imagination dans le monde d’aujourd’hui, a dit que l’homme moderne souffre d’une carence d’imagination à cause du cinéma. Pourquoi? Pour la raison simple que le cinéma, en fournissant tant d’images en si peu de temps, des images qui ne peuvent être ni mûries, ni digérées, ni assimilées, fait avorter l’imagination. Parmi toutes les choses qu’elle a fait avorter, la technique moderne a fait avorter l’art. Mais elle nous a aussi fait avorter nous-mêmes en nous submergeant sous un déluge de musique, de danse, de cinéma, de spectacles, de reproductions de tableaux et de sculptures : le grand art a disparu, comme a disparu la joie de l’artiste – sa jubilation propre, qui est de participer à la création des grandes choses. Mais, direz-vous, les hommes d’aujourd’hui ne pourraient-ils participer à la création des Etats Unis du Monde, gouvernés par un nord-américain ou par un russe ? Non, ils ne le peuvent pas créativement ; ils le pourraient automatiquement. L’art déshumanisé, la religion désincarnée, la science dévitalisée, la politique indurée et métallisée, annoncent l’homme machine ; ce dernier se trouve condamné à vivre sous un climat hystérique, un climat dans lequel l’image ne cesse de se dégrader. Et la faute en revient à la science, à l’abstraction, à l’Esprit ! Oui monsieur, mais à l’esprit mauvais. Cette cérébralisation, cette super-abstraction a coupé l’homme en deux ; elle a désincarné son âme et désanimé son corps. Le Verbe Divin se fit chair et il habita parmi nous ; mais notre temps a vu le verbe humain, comme touché par une baguette maléfique – le mensonge –, se soustraire à la chair ; ne sachant plus où habiter, il erre dans les lieux sinistres et déserts ». Castellani, « Klages », Philosophie contemporaine, inédit.
[7] Les deux autres étant pour Castellani Sigmund Freud et Alfred Adler.
[8] Hugues de Saint-Victor (1096-1141), philosophe, théologien et mystique.
[9] Charles Féré (1852-1907), médecin français, auteur de nombreux ouvrages sur la médecine, la psychologie, la sexualité et la criminalité.
[10] Observation n°XXIV, page 293 de « L’instinct sexuel, Evolution et dissolution », Alcan, Paris, 1899. Le cas dont s’occupe alors Féré est celui d’une Mlle G., âgée de 29 ans. Note de Castellani.
[11] Comment Jung peut-il soutenir une aussi étrange position ? « J’ignore si la religion est vraie, mais je vois qu’elle est nécessaire ». Note de Castellani.
[12] On pourrait formuler ainsi la preuve de cette proposition : l’homme n’a même pas réussi à construire un monde humain (comme l’animal, qui vit serein dans son monde animal), et il a fait aujourd’hui un monde inhumain. Cela signifie que ces choses abstraites, mais formidablement puissantes, que nous appelons la Beauté, la Vérité, la Justice, la Perfection, le Bonheur, etc., SONT REELLES. L’homme ne peut se fermer à ces réalités, pas plus qu’à leurs contraires. En bref, l’homme ne peut laisser de côté le « numineux » et le « démoniaque » (voir Kirkegord et Otto Rank). Note de Castellani.
[13] « Dans l’espérance nous avons tous été sauvés » (Rm 8, 24).
[14] Descartes : aucun. Scolastiques : deux (l’instinct de conservation et de reproduction). De Sanctis, trois : conservatif, reproductif et social. Laignel Lavastine-Carrel, quatre : idem plus la croissance spirituelle. Von Monakov, cinq : formatif, conservatif, reproductif, social et religieux. Dumas, six : qu’il appelle « regroupements affectifs fonctionnels ». Pieron, sept. Comte-Senet, dix : sept égoïstes et trois altruistes. Mc Dougall, douze : paternité, lutte, curiosité, « food-seeking », répulsion, fuite, urgence, domination, soumission, accouplement, acquisition, construction. William James, plus de trente, donc innombrables.
[15] Publication posthume, quinze ans après la mort de Castellani. Ouvrage de 277 pp, comprenant la réédition de Freud en chiffre (Buenos Aires, 1966, Cruz y Fierro, 70 pp.), et trois nouvelles conférences : Psychanalyse, La Crise de la Psychologie, et Une Psychanalyse aristotélicienne ? Ainsi qu’un Dictionnaire de Psychologie, 55 pp.