Acouphènes

 

 

J’entends des bruits,
des sifflements,
des bourdonnements.

J’entends les éclats de rire des internes aux Urgences,
le doux râle du grand brûlé vers trois heures du matin,
lorsqu’une paix relative descend sur l’hôpital
et que dans les couloirs
les sandales en plastique de l’infirmière créole
ont cessé de sucer le lino,

le cri déchirant de l’épouse dont l’époux s’effondre,
et elle le secoue, et il ne répond pas, ne répondra plus, déjà cagoulé d’os,
les sirènes d’alarme qui retentissent la nuit comme des berceuses,
et les citadins y sont tellement habitués qu’ils se réveillent en sueur
quand elles s’arrêtent.

J’entends un souvenir de jeunesse qui remonte l’escalier
en grommelant sur ses béquilles.

J’entends le juron du saint,
et l’appel d’Ézéchiel, harangueur de sépulcres,
le hoquet qui ne passe pas sous le corset de l’époque,
les bâillements inutiles des nations fatiguées,
le caillot revanchard dans l’artère de la chance,
la sagesse qui négocie son prix sous les bretelles d’autoroute,
la sagesse déclassée qui s’essuie les cuisses avec un kleenex
sous les ponts de la Petite Ceinture,
se disant qu’il y a longtemps que le bandonéon de la foi
ne fait plus de musique sous le corset de l’époque.

J’entends la jeune antilope,
presque calme maintenant,
presque sereine, dans la gueule du lion,
elle ne crie pas, sachant qu’aucun de ses parents ne viendra à son secours,
et cette absence de cri est son passage à l’âge adulte,
qui est aussi son passage à la mort.

J’entends les hirondelles tirer sur leurs tringles à rideau
le voile en tergal qui nous sépare des morts.

J’entends crépiter ma propre désapprobation au fond d’une poêle,
j’entends revenir la colère de l’année dernière,
la colère d’il y a dix ans,
la colère d’il y a quarante ans,
et claquer sur le dos d’un autre des lanières de cuir qui m’étaient destinées.

J’entends la turbine du dentiste
et combien facilement elle trouve la pulpe des jours heureux.

J’entends le sonar inquiet du sous-marin au fond de la flaque collective.

J’entends ce bel archange qui défonce au piolet le piano à queue d’un pays riche,
et le ricanement mesquin des ukulélés frontaliers.

J’entends les millions de millions de bestioles
dévorées vives dans les hautes herbes,
la gifle de la fille sur la joue de la mère,
la malédiction de la mère dans le cœur de la fille,
le soldat qui n’a qu’une botte, l’autre c’est la boue qui l’a,
et il en est plus humilié que d’une balle en plein front.

J’entends la voix des appareils électroménagers dans la voix de manageurs connus.
Plus curieux, je l’entends aussi dans la voix des notaires de province,
et dans la voix de ma sœur, dans la voix de mon frère.

J’entends gémir la colombe de la paix sous les coups de reins de la Banque Centrale,
les miradors et les barbelés qu’on dresse
pour protéger la mémoire d’endroits
où il y avait des miradors et des barbelés,
et les commissions d’enquête, les conseillers en communication,
les discussions sur l’avenir du climat, sur l’avenir de l’agriculture,
sur l’inflation, sur le pouvoir d’achat,
le gazouillis des contribuables,
les débats d’une bonne tenue autour des nouvelles normes du cannibalisme international,
les arguments circonstanciés pour l’insonorisation des pogroms locaux
– tant d’autres progrès dont on n’osait rêver,
comme le recyclage des cloches d’église en joujoux sexuels,
le thermostat intercrânien
ou l’homéostasie des verbes irréguliers.

J’entends celui qui dit qu’il faut être de son temps
mais sa pendule est dans la colle,
celui que les fautes d’orthographes scandalisent
mais son cadet est schizophrène,
un libraire qui recommande ce best-seller « notre coup de cœur du mois, madame ! »,
et il y a dedans de quoi polluer les égouts d’une grande ville.

J’entends le blizzard tourner les pages d’une littérature d’illettrés.

J’entends le souffle de celui qui entend des bruits,
des sifflements,
des bourdonnements,
celui qui n’a plus d’espoir dans sa poche et dont les mains tremblent un peu, pas beaucoup,
trop quand même pour faire un nœud coulant,
et de toute façon il n’a pas de corde,
alors il ouvre une fenêtre au dixième et l’enjambe,
pressé comme il est d’entendre autre chose.

J’entends la déconvenue de celle qui, vaccinée huit fois,
vient d’accoucher d’une plante d’intérieur radioactive.

J’entends le train à l’approche,
les freins de la locomotrice qui ralentit,
mais pas suffisamment,
les os broyés, les yeux broyés,
les promesses et les surprises de la vie broyées
par d’implacables roues,
la voix qui annonce l’accident sur le quai,
et les voyageurs encore une fois retardés
se plaignant du système de gestion du réseau.

J’entends l’aboi de plusieurs chiens, les jours de chasse,
comme un cantique, comme un psaume ébranlant la voûte sylvestre,
le cerf qui fuse entre les arbres, tout en souplesse,
mieux que le skieur alpin qui battrait des records
s’il était poursuivi par une meute de Grands Bleus de Gascogne,
et le cerf se rassemble pour franchir un fossé,
les chiens ne sont plus très loin,
le coup de fusil résonne longuement, puissamment,
le silence fume, remplit l’espace à ras bord
comme un sang brûlant un bol de cuivre.

J’entends le vacarme,
le silence au cœur du vacarme,
plus puissant qu’un vortex quand il vidange un lac,
aspirant des hectares de végétation alentour,
sans oublier une plateforme optimiste
et ses barges de forage modulaires.

J’entends le missile qui sort du silo,
le missile d’en face qui sort également,
et se croisant dans le ciel soudain ils se reconnaissent,
mais à cette vitesse le loisir manque d’échanger des points de vue.

J’entends les dernières paroles de ce cher Alonso Quijano
aux cordes vocales sévèrement rayées,
d’une éraflure bénigne au départ, qui pourtant s’infecta,
rongeant un à un les mirages de l’esprit.

La bête sous la neige,
la justice sous l’outrage,
l’asticot dans la ruche.

Je m’entends frapper à la porte
mais je n’y suis pour personne.
J’entends le pour et le contre
mais le compte n’y est pas.
J’entends les mobiles du crime
mais il y en a trop,
et de nos jours les alibis du tueur en série
sont plus écoutés
qu’un poème lyrique.