Si l’on écoutait les féministes – qui parlent comme il pleut, et l’on n’évite pas toujours la pluie – les conditions d’existence des “femmes du passé” impliquaient une telle servitude et une telle tristesse que nous ne devrions même pas être nés. Si leurs discours sont exacts, la chose la plus curieuse au monde est qu’il y ait encore quelqu’un dans le monde pour proférer un discours et quelqu’un d’autre pour l’écouter. En bonne logique, il y a belle lurette que nous aurions dû disparaître.
Pourquoi? Parce que cette servitude et cette tristesse que les “femmes du passé” sont présumé avoir endurées ne leur auraient jamais permis d’accueillir la vie dans leur sein; parce que ces discriminations et ces brimades les auraient empêchées de nourrir la vie avec leur propre chair et de lui consacrer cette patience, cette attention, cette sollicitude de tous les instants que nous appelons l’amour maternel. Réduites à l’esclavage, humiliées et tyrannisées, les “femmes du passé” auraient mis bas les rejetons de leurs maîtres comme des vaches avant de se précipiter du haut de la première falaise venue. Socialement exclues, intimement bafouées, pleines d’un ressentiment légitime à l’égard des injustices qui les accablaient, elles se seraient toutes résolues à la dernière extrémité: rassembler leurs petits pour leur planter un couteau dans le cœur – comme Médée. N’en doutons pas une seconde: il faut avoir trop peu d’admiration, trop peu de respect envers la fierté féminine pour croire qu’il en eût été autrement.
Ce n’est pas un hasard si la sorcière – Médée en était une – continue d’être la figure la plus volontiers brandie par le féminisme militant. La sorcière vit seule, “autonome” et stérile; éternelle célibataire, elle fait commerce de la stérilité qu’elle fournit à qui la demande: elle connaît les voies qui anéantissent l’être en devenir dans les entrailles des filles; désunir ce qui a été uni et pourrir le fruit transcendant du coït humain est à la fois son oeuvre, son métier et sa vocation. Le droit à l’avortement – revendiqué comme une conquête, une libération, un moyen d’échapper une fois pour toutes à la domination masculine – n’aurait pas déplu à la “magicienne” de Colchide. Bien au contraire. Médée ne voulait que se venger, et elle le savait, mais elle aurait trouvé le stratagème à son goût. Et Circé – sa tante, qu’Homère qualifiait de polypharmakos, “experte en drogues et en poisons” – se serait émerveillée qu’une industrie tout entière pût produire, avec la bénédiction de la Polis ou de l’Etat, des pilules infanticides en série comme antidotes au pouvoir des mâles. Quel triomphe, quelle apothéose pour elles que la légalisation et la promotion du crime suprême!
Mais voilà, par chance, toutes les “femmes du passé” n’étaient pas des sorcières. Par chance, la plupart étaient loin d’être des Médée et des Circé: elles aimaient ce qui arrivait naturellement à leurs corps, et si elles ne l’aimaient pas, elles ne cherchaient pas à faire honte à leurs sœurs des puissants liens charnels dont elles étaient elles-mêmes privées, volontairement ou non. Les Médée et les Circé restaient des exceptions, des créatures isolées, fascinantes, dangereuses, hautement toxiques, capables d’élaborer les ruses les plus perfides et les plus meurtrières pour satisfaire leur jalousie et leur esprit de vengeance. Par malheur, on peut penser avec raison que les femmes d’aujourd’hui sont sensiblement plus proches de ces deux modèles antiques – quand certaines d’entre elles, fort nombreuses, ne les ont pas dépassés non seulement dans le degré de rancune à l’égard de la vie mais surtout par leur infatigable capacité à donner d’autres noms à cette rancune. Ce qui, on en conviendra, par les temps qui courent et les discours qui pleuvent, explique bien des choses.