Et maintenant par train de nuit, à travers l’indolente, à travers la violente
amertume de l’Inde douce-amère,
il faut partir et dire adieu. Le Bundelkhand s’enfonce dans la nuit longue,
dans l’obscure première nuit des temps,
crevée par les regards d’hypnose des dieux hindous.
Sur ce chemin de fer, et dans les premiers âges,
et dans la nostalgie, il roule sans s’arrêter, – car toujours les premiers âges
furent nostalgiques.
Ayant humé les rôtissoires du Manikarnika, et l’innombrable fétidité des dieux,
de nos yeux vu les fruits atrocement pittoresques de la lèpre,
on se demande si c’est l’horreur, si c’est l’extase
qui déchire ce petit cœur d’Occident. Ou le souvenir, ou le remords :
j’ai oublié de te remercier, bon Abdalah qui nous vola
dans la banlieue de Jaipur, et toi le gamin borgne qui m’offrit
ce sourire à fendre l’âme, et toi le manchot qui défiait,
fringuant et rigolard, de poser quelques roupies
sur ton moignon, et toi, macaque à cul-rouge qui montrait cul et crocs.
Mais je ne vous oublierai pas ! Adieu !
Vous oublierai-je ?
Tchaé ! Tchaé ! Tchaé ! A Mahoba, enfants de moins de cinq ans
agrippés aux wagons et vendant un thé de marécage, infusion de vibrions bouillis,
dormeur s’éveillant sur le toit de sa grange, avec une sueur glacée, s’étirant et bâillant
au ciel vert infini, cadavres portés sur les épaules des Sikhs,
au trot, dans les klaxons et les embouteillages,
éclopés somnambules qui errez par petites troupes
dans les aubes frisquettes du sacrifice humain,
que grâce à vous, grand soit mon cœur : qu’il s’étire de Bénarès à Delhi,
et que le train entre en transe comme si n’était, la nuit,
que fracas polysyllabique, qu’assourdissants murmures,
nuée de dialectes engloutis, de visions écarlates
et de rêves balayés par les regards des dieux comme des phares.
Adieu ! Adieu ! Adieu ! Musc enivrant des vierges amoureuses
qui cuiront bientôt sur un bûcher comme des papillotes,
en sari d’un bel orange et de soie pure.
Souris et rats qui grignotez avec délicatesse des orteils de lépreux.
Chemises claires, bien repassées, de la foule ancestrale qui flaire à pleins poumons
le terrifiant santal des dysenteries. Frêles silhouettes du matin
qui allez droites et lentes, solennellement chier, comme on triomphe
dans les champs du soleil. Adieu ! Adieu ! Que grâce à vous,
mon cœur soit déchiré.
Heureux ! Béni ! Béni celui qui a sa nuit comme la nuit du Bundelkhand,
celui qui roule en train de nuit – car jamais ne meurt la nuit hindoue, ni la violente
amertume originelle de l’Inde douce-amère !
Béni qui roule à travers la malédiction des premiers âges !
Béni qui roule sans s’arrêter à travers la tristesse et la déception
des temps premiers, à travers les lassitudes païennes
de la dévotion primitive et du désespoir chronique
comme la lèpre, du désespoir féroce de la protohistoire
où toute délivrance est impossible, toute douleur prisonnière du moi,
étant douleur en soi, étant douleur fatale
sur laquelle se détachent de rares moments de joie,
comme des spasmes d’insectes dévorés
dans les hautes herbes de la nuit.
Adieu ! Roule, Bundelkhand, roule à travers la vieille amertume des premiers âges,
sans t’arrêter, Bundelkhand, – car toujours amers furent les premiers âges –
amers toujours, et furieusement mélancoliques.