Lien: Entretien avec Matthieu Giroux pour la revue Philitt, 9 avril 2018
Inconnu en France, Leonardo Castellani est pourtant un écrivain de grande valeur. Ce prêtre catholique argentin puise aussi bien chez Kierkegaard que chez Chesterton pour déployer une œuvre vivifiante où se mêlent postulats théologiques et considérations incisives sur la littérature. L’écrivain Érick Audouard a réuni et traduit pour la première fois en français plusieurs textes du « Curé Fou » dans un recueil intitulé Le Verbe dans le sang, paru aux éditions Pierre-Guillaume de Roux en 2017.
PHILITT : Aussi bien sur le fond que sur la forme, Castellani détone. Sommes-nous en présence d’un écrivain exemplairement antimoderne ?
Érick Audouard : En un sens, mais tout dépend de ce qu’on entend par modernes et antimodernes… Je me garderai bien de les définir, car je crois que cette opposition est devenue l’un des innombrables conflits aussi bruyants que superficiels dont surabonde aujourd’hui notre hyper-mondanité. Leonardo Castellani – qui a vécu au temps de l’invasion idéologique, autrement dit sous le règne de l’abstraction généralisée – nous offre justement la chance d’en finir à jamais avec ce genre de querelles plus ou moins spécieuses. S’il est détonant, c’est parce qu’il était avant tout exemplairement anti-mondain. Passionnément originale et trempée dans le feu des Évangiles, sa parole est une épée à double-tranchant dirigée contre toutes les mondanités du spirituel, contre tous les petits jeux intellectuels, faits de postures jumelles et faussement antagoniques, qui propagent le néant dans notre monde.
Sa pensée est-elle influencée par la tradition réactionnaire française (Joseph de Maistre, Louis de Bonald ?). Si oui, dans quelle mesure ?
Nativement pieux et mystique, à quatorze ans Castellani avait déjà avalé toute la littérature théologico-politique de langue espagnole, de Donoso Cortès à Jaime Balmes. Bien qu’il les ait également étudiés dans le texte et qu’ils aient nourri ses réflexions sur l’histoire de notre civilisation, on ne peut pas dire que les contre-révolutionnaires français conditionnent sa pensée. Peut-être trouverez-vous cela insolite de la part d’un homme tel que lui – si fortement préoccupé par la décadence de l’intelligence occidentale – mais au fond, le grand rire de Cervantès et son goût pour les humoristes anglais ont eu bien plus d’influence sur sa vision des choses – domaine politique inclus… Comme sur l’attitude qu’il entendait adopter devant la vertigineuse perte de substance de notre époque.
À propos de Joseph de Maistre, il a écrit qu’il était un voyant chez qui on trouvait « quantité d’absurdités et autant d’intuitions d’une profondeur insondable ». Compte tenu de la grandeur du Savoyard, très peu de gens peuvent se permettre de coucher une sortie pareille noir sur blanc : Castellani se le permet parce qu’il le peut… Demandez-vous quels « écrivains » et quels « philosophes » actuels seraient capables – sans se couvrir de honte et de ridicule – d’avoir une conversation face-à-face avec Platon, Aristote, saint Augustin, de Maistre, ou même Nietzsche, et vous verrez mieux où nous en sommes…
Certes, Castellani a pensé en contrepoint des révolutions, contre la « démocasserie » et les délires messianiques du progressisme libéral, mais la réaction n’était pas son fort. Ses amis de la droite nationale catholique, impatients de prendre les rênes de l’État, avaient parfois du mal à suivre ses appels incessants à la métanoïa, à l’intériorité, à la conversion réelle de l’intellect et du cœur. Il leur rappelait que « Jésus-Christ a régénéré l’Humanité et restauré toutes choses au ciel et sur la terre, comme dit saint Paul, in proprio sanguine, sans changer aucun gouvernement et sans s’appuyer sur les instruments temporels du pouvoir »… L’une de ses originalités est d’avoir produit une puissante critique de la Réforme tout comme de la Contre-Réforme, en tant que piège de ce qu’il appelait « l’extériorité » – le mal dont succomba la Synagogue. Soyons donc très clairs : malgré la nostalgie qu’il éprouvait, son catholicisme n’a presque rien à voir avec la défense obsidionale des quelques beaux acquis temporels de la Chrétienté, de la Monarchie catholique ou des vestiges de sa « culture »[1] : c’est une attaque vitale et spirituelle d’une virulence inouïe, – y compris contre certains soi-disant défenseurs de la Tradition, nouveaux pharisiens à la nuque raide, doctrinaires et psychorigides, au nombre desquels se trouvaient des évêques ayant juré sa ruine.
Parmi les textes que vous avez réunis figurent des apologies (Bloy, Wilde, Kierkegaard) mais aussi des pamphlets terribles (Anatole France, Rousseau). Sur quels critères Castellani juge-t-il les écrivains ?
Comme critique littéraire, Castellani juge les écrivains sur leur authenticité et leur honnêteté. Il commence par les prendre au sérieux, et quand c’est impossible, il le dit. D’une façon terrible, mais terriblement drôle, vous l’avez sans doute remarqué…
Implacable avec les erreurs théologiques, il était intraitable avec les complaisances « esthétiques ». Par exemple, en 1945, dans un bref article sur la traduction espagnole de l’Ulysses de James Joyce, il descend les adorateurs du génial Irlandais et de son « chef-d’œuvre » – régal de l’Internationale des Snobs – avec une radicalité qui ferait dresser les cheveux sur la perruque de nos esthètes contemporains. Deux petites pages expéditives, sauvages et rustres, dans lesquelles il ne se trompe pas, car il touche du doigt l’essentiel : la psychose joycienne révélée par la décomposition cognitive de l’ouvrage, dont seul René Girard, à ma connaissance, a su tirer la leçon avec toute la rigueur nécessaire[2]. D’où lui venait ce flair ? De la foi, de son bon sens surnaturel, de sa « perception du démoniaque » et d’une exceptionnelle sagacité psychologique, que sa formation en France auprès du clinicien Georges Dumas avait aiguisée dans les années trente.
Ajoutons un troisième critère, pas plus à la mode que les deux premiers : la fécondité, autrement dit la valeur séminale, substantielle, nutritive, d’une œuvre. Quelque chose que les gendelettres ignorent allègrement, puisqu’ils ignorent les maux dont ils souffrent, se fichent des souffrances d’autrui et sont eux-mêmes des agents secrets du désert qui s’étend.
Que dire d’un écrivain catholique dont la réflexion sur la religion est aussi bien travaillée par un Bloy que par un Wilde ?
Castellani est toujours en première ligne, sur le front des âmes. Là où se livre un combat suprême : la lutte entre le refus de mourir au monde et le consentement à la Lumière, entre l’amour de soi-même jusqu’à l’oubli de la vérité et l’amour de la vérité jusqu’à l’oubli de soi, entre la volonté de l’homme et celle de Dieu, entre la quête de succès terrestre et la déchirure de se laisser connaître par Lui… Son approche appartient à la seule avant-garde digne de ce nom, celle des sentinelles christiques qui n’ont cure des « intéressantes » questions dont on débat à l’arrière – vous savez, dans les salons de thé et les chapelles respectables – en embouchant bouquins et concepts comme des petits fours. Ni les « saints de papier » ni les « génies de la plume » ne pouvaient l’impressionner… À ses yeux, les vicissitudes d’un Bloy, d’un Hopkins, ou d’un Yacint Verdaguer, comme les affres d’un Baudelaire ou d’un Dostoïevski, étaient des Calvaires modernes, des témoignages de la vérité arrachés au forceps, extraits comme des minerais sanglants du fond de ces cœurs d’artistes… Qu’ils soient tragiques ou pathétiques, déchirants ou cocasses, Castellani contemple tous ces témoignages à la lumière du sien, comme des Signes que le monde court à sa perte, des antennes-relais de la sainteté trompetant l’apocalypse en marche.
En ce qui concerne Oscar Wilde, l’intérêt d’un curé pour un provocateur mondain doublé d’un pédéraste notoire peut sembler paradoxal. G. K. Chesterton avait déjà dit tout ce qu’il y avait à dire sur les hérésies proférées par Wilde durant sa vie. Mais Castellani s’occupe de la mort de Wilde, du chant aussi sublime qu’ultime qu’il composa au sortir de son séjour en prison, La Ballade de la Geôle de Reading. L’éloge qu’il en fait – pur joyau de profondeur et de sensibilité – surpasse toutes les gloses : c’est qu’il avait lui-même connu personnellement l’enfer de douleurs que les hommes infligent aux hommes, et le miracle d’en revenir – « armé d’une nouvelle et terrible expérience, d’une sagesse inespérée » –, qui vient du Dieu crucifié.
Pouvez-nous dire la place particulière qu’occupe Kierkegaard – qu’il appelle Kirkegord – dans le panthéon de Castellani ? Est-il surprenant qu’un protestant danois séduise autant un prêtre jésuite argentin ?
Entre le milieu protestant dégénéré et le milieu catholique dégénéré, Castellani recensait bien plus de ressemblances que de différences : « Les deux sont juste dégénérés » ! L’identité profonde de leurs croisades, à près d’un siècle l’une de l’autre, est quelque chose de tout à fait saisissant[3]. Sa rencontre avec Kirkegord – « son frère d’âme » comme il l’appelait encore – date de la seconde partie de son existence, celle qui suit le naufrage de Manresa, en Catalogne espagnole, où il fut reclus sans procès par la hiérarchie ecclésiastique qui cherchait à étouffer cet énergumène, ce prêtre aussi incroyablement érudit et créatif que combattif, qui avait de surcroît le culot – ou la phénoménale naïveté – de croire au Christ, et non au « christianisme »… Expulsé de la Compagnie de Jésus après son évasion au bout deux ans, Castellani est un homme réduit à la misère, brisé et calomnié, qui ne trouve plus aucun soutien nulle part ; et voilà qu’il découvre le Hamlet de la philosophie, le penseur d’Elseneur, le petit bossu de Copenhague dont toute l’œuvre est le cri d’une Singularité opposée à la foule persécutrice et au pharisianisme éternel…
Aujourd’hui encore, Kierkegaard demeure magistralement inconnu en France : les « existentialistes » et les « professeurs » ont expurgé les deux tiers de son œuvre, essentiellement religieuse. Et d’une religiosité si intensément orthodoxe qu’on fait comme si elle n’existait pas… Aussi, dans l’un de ses maître-ouvrages, De Kirkegord a Tomas de Aquino, Castellani s’attachera-t-il à montrer comment – dans sa lutte contre Hegel et l’hégélianisme triomphant – cette Conscience immense et non moins immense Personnalité parvint à rejoindre l’essence même de la philosophie de Saint Thomas d’Aquin ; comment, à travers la « subjectivité religieuse » et l’épreuve du martyre, au sein des ténèbres de son temps, Saint Soeren le danois (encore une de ses accolades fraternelles) creusa jusqu’aux sources vives de la plus haute tradition catholique.
Castellani semble entretenir un rapport assez ambivalent à Borges, le grand écrivain de la nation argentine. Qu’aime-t-il et que n’aime-t-il pas chez lui ?
Les relations qu’il avait avec son glorieux contemporain furent plus agressives et mordantes qu’équivoques. Borges incarnait à ses yeux le type achevé du « macaneo », terme qui correspond chez nous au bonimenteur de métier. Face à lui, Castellani a joué le rôle de Socrate à l’égard du Sophiste, ou du chanoine théologal à l’égard de l’hérétique. Il était reconnaissant envers Borges d’avoir été son Pélage, ni plus ni moins: l’occasion de rétablir quelques évidences et quelques vérités contre les trompe-l’œil et les falsifications littéraires (« il faut qu’il y ait des hérésies », comme dit l’Épitre aux Corinthiens). Précisons au passage que Borges n’est le-grantécrivain-argentin que pour les français, les européens et l’intelligentsia xénophile locale, qu’il savait séduire avec beaucoup d’habilité, – certainement pas pour le peuple de son pays, lequel le trouve assez suspect et pédant, so british[4]. Castellani reconnaissait son talent – un talent pour lui perdu (retour à l’envoyeur, car le très sceptique et très orgueilleux Jorge Luis a beaucoup abusé de cette façon de juger certains écrivains – Bloy et Chesterton entre autres – à cause de leur foi). L’irresponsabilité intellectuelle, l’absence de sérieux métaphysique, la subtilité stérile, la sophistication mensongère, l’érudition désorientée, l’esthétisation du blasphème (il l’a magnifiquement qualifié de « bluffsphémateur »), aggravées par une certaine propension à débiter des âneries et des clichés philosophiques sur un ton solennel, faisaient de l’auteur de Ficciones une cible idéale pour notre chanoine théologal, qui déplorait que les littérateurs en viennent à écrire « de la littérature », comme les peintres à peindre « de la peinture ».
Castellani aime à déformer l’orthographe des noms propres – Kirkegord, Volter, Schopen, Bodeler… –, Ezra Pound, qui est son contemporain faisait de même (il appelait Shakespeare » Jacquespère » ou « Shxper »). Est-ce que cela nous dit quelque chose du style ou du tempérament du Castellani ?
Ezra Pound déforme les noms des grands écrivains, Leonardo Castellani les écrit « comme ça se prononce » ; cette phonétisation est d’abord affectueuse : elle témoigne de sa cordialité ou du moins de sa proximité avec des auteurs pris à bras le corps, à hauteur d’homme, qu’il les embrasse – ou qu’il les tue… Ensuite, bien sûr, comme chez Pound, elle dénote un souverain dédain à l’égard de toute pasteurisation académique[5]… Son art, anti-verbeux et captivant, se caractérise par la constante vigueur de la formulation, la force de synthèse et la puissance simplificatrice, la fusion nucléaire de l’image et de l’idée, un sens prodigieux du crucial et de l’à-propos, incessamment rompu par des fulgurances qui laissent bouché bée ; son humour paysan, aussi peu respectueux des conventions que des finasseries dilatoires, appelle les choses par leurs noms : un chat un chat, un « grand politicien » un menteur, un « superbe styliste » un paon de basse-cour, un « scientifique émérite » un bouffon du savoir, un « immense philosophe » un manichéen possédé, etc.
Je pense que le tempérament du Grand d’Argentine – comme l’a baptisé l’éditeur Pierre-Guillaume de Roux –, est l’un des plus beaux équilibres qu’on puisse rencontrer au XXe siècle entre la rectitude du dogme et la spiritualité en acte, vivante et vécue. Partout, dans ses articles, dans ses essais, dans ses romans, dans ses nouvelles, dans sa correspondance, on trouve un alliage unique de Justice et de Miséricorde, de terribilità et de mansuétude, qui nous donne aujourd’hui – en ces temps de bêtise caniculaire – une idée vraiment rafraîchissante de la Charité de la Vérité…
Ce qu’il écrivait à propos de son cher Kirkegord lui convient à merveille : « Il fit de toute sa vie un geste, comme Saint Jean Chrysostome. Ce qu’il dit n’est pas sermon, n’est pas rhétorique, ni pure création poétique, ni système, mais modelage vital. ». À contre-courant des monstrueuses lâchetés présentes et de leurs ectoplasmes virtuels, ce geste est une vibrante invitation à mettre notre peau sur la table et le Verbe dans nos veines… Chez Castellani, rien n’est lettre, tout est Esprit.
Notes
[1] Qu’il suffise d’entendre cet apophtegme foudroyant : « Le Christ n’est pas mort sur la croix pour qu’existe un jour La Passion Selon Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach ».
[2] Voir le formidable chapitre XXIX du Shakespeare, les feux de l’envie (1990).
[3] Si Kierkegaard a eu son Mynster, Castellani a eu toute une collection de prélats à déboulonner. A l’un d’entre eux, il écrivit un jour au sujet des aberrations qui rongeaient l’Eglise argentine : « Si Votre Excellence ne peut pas résoudre ces problèmes, il vaut mieux qu’elle aille en Chine, pour le salut de son âme »…
[4] Des auteurs tels que José Hernández (Martín Fierro), Leopoldo Marechal (Adan Buenosayres), Lugones (Las fuerzas extrañas) par exemple, ou même Jorge Sarmiento (Facundo) ont mieux incarné l’âme argentine : ayant fait preuve de plus d’amour, ils sont plus aimés que lui.
[5] Imaginez que pour combattre l’émasculation du religieux par les « pseudo-théologiens modernes » (« notre univers est devenu tout entier pseudificateur » disait-il), il a même eu le projet de donner une version criollo – en langue populaire argentine – du Nouveau Testament !