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LE SAUVAGE : – L’une des choses les plus misérables qui soient arrivées aux hommes, c’est d’avoir tout ramené à des rapports de force et à la conquête d’un pouvoir. Il est désormais convenu de penser qu’une personne qui s’enflamme dans une discussion ne cherche qu’à dominer les autres et à les réduire en esclavage. Quelqu’un qui exprime une conviction est un dictateur en herbe, un individu dangereux qui ne rêve que d’opprimer son prochain. Alors que, la plupart du temps, il fait une expérience plurimillénaire, aux antipodes de la façon récente de voir les échanges : en parlant, il s’allume, se réchauffe. Il vérifie qu’il a assez de feu en lui pour produire de la lumière et de la chaleur. Toute discussion est aussi préhistorique que l’assemblée de quelques hommes autour d’un brasier nocturne.
L’INGÉNIEUR : – Éclairez-moi. L’idée que les mots et les discours, quand ils ne produisent pas d’autres résultats, servent essentiellement à humilier et à blesser, se serait imposée avec l’abus de l’électricité ?
LE SAUVAGE : – A la même époque, en tous cas! Et c’est une idée plutôt féminine, en ce qu’elle suppose une utilité sociale immédiate aux choses qui précèdent l’apparition d’une société quelconque. Quand on ignore les élans primitifs du cœur humain, on a tendance à lui en attribuer d’autres, qu’il n’a pas. Combien d’hommes se sont retirés du salon ou de la salle-à-manger en portant sur le dos l’accusation d’avoir parlé trop fort, trop longtemps, trop violemment ? Combien y ont cru, ont cédé, ont fini par se taire ou par ne dire que des banalités impersonnelles, d’un ennui sidérant, avec un sentiment de honte rétrospective pour leur ancienne immaturité masculine ?
L’INGÉNIEUR : – Ce sentiment induit s’accompagne de la fable qui veut que ce qui n’a pas de but économique ou communautaire est une perte de temps et d’énergie.
LE SAUVAGE : – J’en ai vu tant, de ces pauvres bougres au verbe rabougri, surveillés par leurs femmes dès qu’ils ouvrent la bouche, éteignant avec une docilité malheureuse le simple désir d’entendre leur propre voix, leurs propres opinions, de les voir s’embraser et briller enfin dans la froideur de la nuit antédiluvienne. Farcis de scrupules absurdes, gelés par la peur de se brûler, ils continuent à porter le bâillon du contrôle domestique loin de la mère qui l’a noué sur leur figure !
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