Lettre de Ponce Pilate
aux membres du gouvernement
de la République française
et à leurs chefs de cabinet
Pour Pierre-Yves Rougeyron
« Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit»
Chers collègues,
Ave.
Je veux vous faire part de mon admiration pour la façon dont vous administrez cette province de l’Empire. Occuper un pays n’est pas simple, mais lui faire croire qu’il est libre alors qu’on l’occupe… Ceux qui sont du métier ou qui sont un tantinet au parfum apprécient.
Le territoire concerné, réputé ingérable, n’offrait pas des perspectives à priori très folichonnes. C’est une chose de savoir sur le bout des ongles tous les trucs qu’on vous inculque à l’école impériale, c’en est une autre de passer aux travaux pratiques.
Depuis que j’ai pris ma retraite à Vienne, dans l’Isère, je cultive mes rosiers ; vivant tranquille et retiré, j’ai le loisir d’observer la situation. Vous avez fait de tels progrès en quelques décennies ! Et toujours en sauvant les apparences. Les institutions existantes ont été vidées de leur contenu avec beaucoup de doigté, en douceur et peu à peu, comme ces immeubles intégralement pompés du dedans dont on ne conserve que la façade ; en conséquence de quoi l’indigène continue de vous prendre pour les gardiens de la loi : il paye l’impôt, et encore mieux, il vote. Il s’est résigné au chaos de basse intensité qui s’impose partout, comme la musique d’ambiance dans les galeries commerciales et dans les rues, comme une ritournelle d’ascenseur qui n’augure en rien de la montée ou de la descente, mais qui fait passer le temps, passivement, avec la peur de contrevenir au ventre. Pendant ce temps passif, il a perdu l’usage de sa langue et s’est mis à parler la vôtre où des mots comme « souverain » et « souveraineté » renvoient à la vermine, et où « démocratie » désigne favorablement le tintouin que font les factions autochtones quand elles s’égorgent entre elles. Alors Caesar non supra grammaticos ? Oh que si, Caesar supra grammaticos[1] !
Si vous me permettez, j’aimerais évoquer ma lointaine carrière au Proche-Orient, car tout cela me rappelle un petit épisode pas piqué des vers qui m’affronta à l’une des coteries les plus revêches qui soient. Figurez-vous que cette caste levantine, – ils se donnaient le nom de Pharisiens -, m’a littéralement harcelé pendant des semaines pour que je les débarrasse d’un type du peuple dont la tête ne leur revenait pas. Écumant de rage, prêts à tous les compromis, ils me suppliaient d’instruire leur plainte. Par ma titulature, je représentais l’envahisseur, l’ennemi, le conquérant ; nommé par la Maison-Mère, mon mandat militaro-juridico-administratif faisait de moi leur maître, autrement dit la vivante image de leur débâcle collective, mais ils semblaient l’avoir oublié. Chaque jour, ils gobaient les mouches devant le palais, attendant que je sorte pour me postillonner à la figure sous prétexte de je ne sais quelle prétention blasphématoire à je ne sais quelle Vérité Infuse dudit type qui, tout à fait entre nous, lorsqu’on me le présenta plus tard, me parut incomparablement moins laid que ses compatriotes. Sacrée clique, je vous assure ! Ma garde personnelle était obligée de les tenir à distance de javelot tandis que je m’essuyais (comme on sait, je suis très attaché à la propreté corporelle). Une fois essuyé (on se sent mieux), je les menaçai de coups de fouet s’ils osaient reparaître devant moi sans fournir les preuves légales d’une infraction. Emporté par ma colère, j’ajoutai que tant qu’ils ne se seraient pas exécutés, je reporterais mon soutien sur tous les individus qui s’estimeraient injustement dénoncés par eux, quels qu’ils fussent. Ça leur cloua le bec. Manifestement, ils craignaient moins le fouet que de se voir sucrer leurs subventions. Avant qu’ils ne déguerpissent, je me souviens que je remarquai leurs lèvres pincées, leurs petits yeux étrécis et cet air interloqué mais déjà subtilement introspectif qu’on voit chez le lycaon privé de dessert.
Le train-train reprit. C’est-à-dire que j’oubliai l’incident à travers cette longue procession d’exercices comptables et de finasseries fiscales qui vous prennent un temps fou, les rapports de bureaux, l’élaboration des nouvelles taxes, l’entretien pressant, capital, des oppositions de classe et des antagonismes ethniques, les exigences du grand patronat quant aux quotas d’étrangers, le budget à répandre comme un pollen dans la ruchette des syndicats et des caciques locaux, enfin cette clientèle à bichonner et qui tient tellement à ce qu’on y mette les formes, je ne vous apprends rien, sans oublier tout le tralala auxiliaire des polluants serrages de pinces (jamais pu m’y faire) dans des brunchs de sous-préfecture, avec le discours officiel de l’adjoint, les petits cadeaux à l’épouse du maire, les risettes de circonstance, et ce Phœbus d’Afrique qui tape, la tunique qui pègue et colle aux reins, et l’escorte à votre gauche qui vous retient dans la mâchoire une de ces crampes à faire bâiller tout le régiment…
Une après-midi, alors que je m’autorisais un petit somme, histoire de m’en remettre, je fus réveillé par un barouf de tous les diables. Passant la tête à travers la moustiquaire, je crus que l’heure de la révolte avait sonnée. On aurait dit que la ville empoignait les murs et nous secouait comme un shaker à cocktail. Dans ces moments de réveil brutal où le sang domine encore l’esprit, quelque chose en moi se remémora que j’appartenais à l’ordre équestre, car j’avoue m’être dit : « Mon vieux Ponce, ça y est ! Ils se soulèvent ! Pas trop tôt ! ». Je me voyais déjà à cheval, charger glaive au clair au plein cœur bourdonnant d’une nuée d’enturbannés, mais pensez donc : c’était eux. Bien décidé à leur faire claquer sur l’échine le cuir que je leur avais promis, je les laissai entrer. Encore plus nombreux que la dernière fois, mais compacts comme un seul homme, ils me déboulèrent aussitôt sur le râble avec tout un tas de paperasse, formulaires, factures, bordereaux, bulletins, référendums, résultats de scrutin, enquêtes statistiques, pétitions et autres récépissés par lesquels je finis par comprendre qu’ils voulaient me faire accroire que certains alinéas d’articles de la loi romaine avaient bel et bien été violés. C’était effrayant. Ils tapotaient du doigt leurs parchemins avec frénésie, puis levaient vers moi ce regard où luisait cette sagacité fiévreuse des militants de parti qui se haïssent les uns les autres mais qui savent d’instinct que leur union dépend d’un index pointé sur la bonne cible, de préférence faible et désarmée.
J’ai signé la procédure. Ensuqué, un brin barbouillé, je n’étais pas dans mon assiette. Et puis c’est vrai qu’un gros dossier, même mal ficelé, ça vous fait toujours son petit effet sur un fonctionnaire… Et puis l’autre, il n’en avait pas du tout, de dossier… et il était seul… Mais je m’égare.
Voici le point : vos Pharisiens sont plus dociles que les miens. Les miens n’étaient pas beaux, loin s’en faut ; ils constituaient quand même une élite, le dessus du panier ; ils savaient lire, ils savaient écrire. Ils étaient modérés : ils ne réclamaient pas la saisine et l’éradication de la majorité de leurs frères. C’est qu’à l’époque, direz-vous, je manquais de moyens ; je ne pouvais pas sélectionner les plus vils, les plus incultes et les plus médiocres. Sans doute. Vous les avez : aussi je vous envie, aussi je m’émerveille de voir les palanquées de canailles auxquels vous faîtes la courte échelle pour qu’ils se hissent aux postes clés. Chapeau bas, messieurs. Vous possédez là une pépinière de collabos comme on n’ose en rêver, zélés, domestiques, homogènes, malléables, incapables de la moindre noblesse comme du plus subalterne soupçon de bravoure.
Bien sûr, on ne saurait nier une certaine solitude inhérente à la fonction. Les nuits sont parfois frisquettes, pour peu que vous ayez comme moi une compagne émotive, qui n’entend rien à la politique et qui n’arrive pas à se mettre dans la caboche que l’Ordre prévaut sur la Justice, comme l’époux sur l’épouse… Et il y a les calomnies, les accusations de rapine, de forfaiture ou d’outrages ; ce n’est pas nouveau. Etant donné que la populace, toujours convaincue de la primauté de son bien-être, a tendance à penser qu’on gouverne de traviole quand ce bien-être décline, on ne doit pas s’attendre à ce qu’elle réalise que c’est le signe que tout se passe comme prévu. Si le Pouvoir nous vieillit à vue d’œil, c’est bien à cause de cette élongation comme qui dirait cognitive entre ce que nous faisons en toute conscience et ce que les foules s’imaginent que nous nous proposons de faire. Il s’opère comme un hiatus entre ces deux extrêmes, qu’on ne pourrait pas combler avec le limon de tous les déluges…
Ô Divine Technocratie, science occulte ; tu blanchis les cheveux de tes initiés ou tu les leur fais perdre ! Je sais de quoi je parle, je suis devenu chauve en moins trois ans. Un de vos poètes a dit la poisse qui est restée attachée à mon nom et à mes tribulations en ce bas monde[2]. Il ne mentait pas, mais sachez-le, on se remet de tout. De fait, je n’ai jamais connu blâme ni crachat dont un bon bain ne vînt à bout. Voyez, on a même prétendu que ma neutralité de contrôleur de gestion dissimulait une monstrueuse cruauté… C’est notre lot d’être incompris, nous autres spécialistes.
Je rendais visite l’autre jour à mon vieil ami Antipas Junior (nous sommes voisins) dans sa villa avec vue sur la vallée du Rhône, et je lui disais que la nature proverbialement susceptible du français ne laissait pas soupçonner une si longue soumission. – « Tu parles, Pilate, m’a-t-il répondu, c’est du gâteau. Il y a soixante-dix ans qu’ils ont perdu la guerre et ils continuent de célébrer leur victoire… ». Sur ce, madame Hérodiade, sa seconde femme, nous a interrompu pour que nous feuilletions ensemble un catalogue des tout derniers modèles de jacuzzi. Elle s’est recyclée dans la déco d’intérieur ; elle a le chic pour ce genre de choses.
Ave atque vale,
sincèrement vôtre,
Pontius Pilatus, ex-préfet de Judée
[1] Caesar non supra grammaticos : « César n’est pas au-dessus de la grammaire ». Expression qui date du Concile œcuménique de Constance, soit presque mille cinq cent ans après Jésus-Christ.
[2] P.P. fait sans doute allusion à Paul Claudel : « Le point de vue de Ponce Pilate » (Figures et paraboles), Œuvres en prose, Bibliothèque de la Pléiade, p 909-920.