Défense de l’analphabétisme, par Julio Camba (1882-1962)

Défense de l’analphabétisme

 

Je crains fort que mon cher ami Marcelino Domingo, ministre de l’Instruction de la jeune République espagnole, ne lance sérieusement une campagne contre l’analphabétisme. L’analphabétisme, considéré comme une cause d’arriération et de barbarie, est une superstition de notre gauche. « Il faut lire », dit-on ; mais « qu’est-ce donc qu’il faut lire ? », demanderais-je. Pour moi, ce point est d’une importance capitale, et tant que quelqu’un ne me l’aura pas clarifié de façon satisfaisante, je voterai pour l’analphabétisme. En effet, je crois que si l’Espagne veut préserver l’originalité de son caractère et de son intelligence, elle doit protéger au moins 50 % de sa population des inepties journalistiques et des lieux communs littéraires. C’est une bonne chose qu’aux États-Unis, pays du pantalon prêt-à-porter et de la soupe prête-à-manger, les gens se servent de pensées fabriquées en usine : dans ce pays, le développement de l’enseignement primaire se justifie par la nécessité de détruire la pensée individuelle. Mais l’Espagne est le pays le plus individualiste du monde, et on ne peut pas aller contre le génie d’une race. Ici, chacun veut penser par lui-même, et il a raison. Une pensée propre, aussi modeste soit-elle, vaut mieux pour lui que tout Pascal ou La Rochefoucauld.

Nous ne devons pas assimiler l’analphabétisme à la stupidité. Au contraire. Sans parler d’Homère, qui était analphabète, ni des Sagas nordiques, qui furent écrites par des analphabètes, où existe-t-il une littérature comparable à celle de notre recueil de proverbes et de notre poésie populaire ? La culture ne diminue la stupidité de personne. Elle peut réduire l’entendement, ça oui, mais jamais la stupidité – pour laquelle elle est, en revanche, un instrument précieux. Pour ma part, je pense qu’en Espagne seuls les analphabètes gardent leur intelligence intacte. Si des conversations espagnoles m’ont procuré un réel plaisir intellectuel, ce n’est pas tant celles de l’Ateneo ou de la Revista de Occidente que celles de ces marins et de ces laboureurs qui, ne sachant ni lire ni écrire, jugent toutes les choses de façon personnelle et directe, sans lieux communs ni idées de seconde main.

Nous devrions cesser de considérer l’analphabétisme espagnol comme une quantité négative et commencer à le considérer dans son aspect positif d’affirmation individuelle contre la standardisation de la pensée. Pizarro signa d’une croix l’acte notarié dans lequel il s’engageait à découvrir un empire appelé Birú ou Pirú qui se trouvait peut-être quelque part au sud du Darién, et il termina la conquête par une autre croix : une croix qu’il traça avec son propre sang sur les carreaux en céramique de son palais à Lima, lorsqu’il y tomba criblé de coups de couteau. Et ce n’est pas que Pizarro ait découvert le Pérou en dépit du fait qu’il était analphabète. C’est, plus probablement, qu’on ne peut forger des caractères d’une telle trempe que très loin des caractères d’imprimerie.

Bien sûr, aucun pays ne peut rester complètement analphabète. Il faut que quelqu’un s’y connaisse en lettres et en chiffres, tout comme il faut que quelqu’un s’y connaisse en lois, quelqu’un en Ingénierie, quelqu’un en Médecine, etc., mais mon idéal en ce qui concerne l’Espagne est le suivant : tant qu’on n’aura pas découvert un procédé pour faire en sorte que les analphabètes écrivent tout en restant analphabètes, il faudrait que l’art de lire devienne une profession et que seuls l’exercent quelques hommes dûment autorisés par l’État.

Julio Camba

“EN DEFENSA DEL ANALFALBESTIMO”
Publicado en ABC
Nueva York, 17 de enero de 1931

Traduction par Erick Audouard