Feu l’enfance

   

 

  Aujourd’hui, les parents ont de moins en moins de problèmes avec leurs enfants. Ils ont des problèmes avec la société qui possède leurs enfants. Des enfants qui sont des haut-parleurs et des porte-parole de cette société. Chaque fois qu’une dispute éclate au sein d’une famille, on observe cette scène curieuse : des vieux moines fatigués essayent de tenir tête à des démons opiniâtres. Une atmosphère de guérilla, de terrorisme domestique et d’antique combat missionnaire envahit la cuisine, la salle-à-manger, la chambre et jusqu’aux espaces publics sur lesquels flottent un étendard qu’il n’est pas difficile de déchiffrer. Car en général ces vieux moines ne tiennent pas longtemps ; les démons l’emportent d’une façon ou d’une autre, parce qu’ils sont légion.

  Alors que les enfants étaient autrefois, en théorie et en intention, mis à l’écart de l’agitation sociale, protégés des aléas historiques, politiques et idéologiques durant leur éducation, ils font désormais office de pylônes émetteurs des dernières modes et des dernières consignes collectives. Ils les suivent, les vantent, les diffusent, les imposent. Ce sont des agents plénipotentiaires en exercice. Mais les parents ne sont pas de simple victimes. Ce sont les mêmes adultes qui ont accepté que leur progéniture soient les cœurs de cible du marketing et les antennes de relais de la propagande publicitaire ; ils ont toléré passivement l’intolérable et ils ont tiré profit de leur démission. En conséquence de quoi, il est illégitime que nous accusions les enfants de faire pénétrer dans nos demeures les merveilleuses aberrations contemporaines.  

   Nous sommes les Abraham stupides de ce temps. Nous avons sacrifié nos Isaac sur l’autel du marché et du divertissement. Comme nous adorons de faux dieux, nul ange n’est venu substituer de bélier sous le couteau de notre bêtise. 

Mais direz-vous, à quoi servaient l’école, l’éducation, l’enseignement ? Ils servaient à relier les enfants au savoir universel intangible ; par l’apprentissage de la langue, de la réflexion et des sciences, la petite éternité de l’enfance se connectait à la petite éternité de la civilisation humaine. Les enfants étaient d’abord soustraits au monde afin de pouvoir y entrer ensuite, et seulement ensuite, armés de quelque chose de plus que le monde. Que fait l’école actuelle ? Elle les relie directement à des connaissances sans cesse mouvantes, relatives, éphémères, fragmentées, et par-dessus tout soumises à l’impératif commercial. Elle les branche et les ouvre à ce monde agité de violentes secousses et de soubresauts hideux ; elle les jette dans tous les pièges et dans tous les caprices de l’époque.

En quelques années, les enfants sont devenus les plus mondains des hommesC’est pourquoi nous n’avons plus de problèmes avec eux. A strictement parler, il n’y a plus d’enfance et il n’y a plus d’enfants. Ils ont disparu corps et biens.