Quant aux saints,
Il faudra les chercher
Parmi les chiens…
Eugenio Montale
Si je déclarais que l’homme moderne n’est pas intelligent, mon propos serait peut-être considéré comme diffamatoire. Aussi ne le dirai-je pas. En revanche, je suis sans doute autorisé à dire que l’homme moderne est ingénieux. Le fait que intelligence, telle que je la comprends, ne me semble pas constituer la principale caractéristique de l’homme moderne ne m’empêche nullement d’apprécier l’excellence des talents qu’il possède. Non seulement l’homme moderne est ingénieux, mais il dépasse tous ses ancêtres en ingéniosité. J’ai cherché à définir de façon brève et limpide ce qui, chez l’homme moderne, caractérise l’essentiel de cette ingéniosité dont il fait un si large usage, et je suis parvenu à cette formule : l’essentiel de l’ingéniosité de l’homme moderne consiste à condamner les vertus de ses ancêtres pour justifier les pires défauts qu’il a hérités d’eux.
Si on me demandait de quels défauts il s’agit, j’en distinguerais trois : l’hypocrisie, la lâcheté et la paresse. Mais ce n’est pas en tant qu’hypocrite, lâche et paresseux que l’homme moderne est ingénieux, c’est en tant que justificateur, légalisateur et légitimateur plein d’astuces de ces vieux vices humains. Une autre formule en découle donc, que j’espère aussi brève et limpide que la première : la justification de l’hypocrisie, la légalisation de la lâcheté et la légitimation de la paresse occupent la plus grande partie des discours de l’homme moderne.
(Et je donne un chiffre : environ 99 %. Le 1% restant est ce qu’on appelait autrefois le « parler vrai » – procédé étrange dont toute l’ingéniosité repose sur le devoir farfelu de parler peu et bien).
Si vous considérez maintenant que c’est assez diffamer et que je n’ai qu’à retourner vivre dans le passé, puisque j’y aurais été si heureux, notez que j’ai parlé d’un « héritage ». Ce n’est pas l’homme moderne qui a inventé l’hypocrisie, la lâcheté et la paresse : il leur a seulement donné un statut qu’elles n’avaient jamais eu. Sachez également que je n’ai pas la candeur de croire que tout était parfait dans les mœurs, les coutumes et les traditions de nos ancêtres. Loin de là. Ce que je dis, c’est que l’homme moderne n’en a pris que les aspects les plus formels et les plus mécaniques, et qu’il en a extrait des modes monstrueusement immorales et frivoles dont ses propres enfants ne pourront tirer que du vide, ou de la honte – s’ils vivent assez longtemps pour en faire l’expérience.
Je terminerai par une troisième formule, plus audacieuse, quoique moins brève et moins limpide : la technologie, qui fait si peur à l’homme moderne, n’a pas causé le quart des catastrophes que l’hypocrisie et la lâcheté – rebaptisée Ouverture et Tolérance – déchaînent dans le monde d’aujourd’hui ; quant à la paresse – et nous visons surtout la paresse d’esprit – elle culmine au sommet des qualités que nous devons chaque jour appeler d’un nom nouveau, réalisant par-là des exploits d’ingéniosité quotidiens, aussi remarquables que désastreux.