Le fâcheux, par G.K. Chesterton

 

Une autre façon dont j’ai essayé de définir le fâcheux est qu’il commence toujours par le mauvais bout. Il ne sait jamais comment s’emparer de quelque chose, comme on s’empare d’un chat par la peau du cou. Il essaie toujours d’attraper son chat par la queue, surtout si c’est un chat sans queue. La chose par laquelle il commence est toujours la dernière des choses – et la moindre. Ainsi, s’il parle du lien ancien et légitime entre l’homme et la femme, il parlera des votes avant de parler des vœux. Ainsi, s’il parle des enfants, il s’intéressera sincèrement aux écoles pour enfants ; il ne pensera jamais que les enfants, en tant que classe, appartiennent généralement à des familles. S’il s’intéresse à Shakespeare, il ne s’intéressera pas à la poésie de Shakespeare ; il s’intéressera à l’extraordinaire question de savoir qui l’a écrite. S’il s’intéresse à l’un des Évangiles ou à l’une des Épîtres, il ne s’intéressera pas à ce qui y est écrit ; il s’intéressera à des balivernes sans fin sur la date de leur rédaction. C’est lorsque je me trouvais aussi loin dans mes spéculations que j’ai commencé à soupçonner que j’avais fini par trouver la définition du fâcheux.

Le véritable et terrible secret du fâcheux est le suivant : il ne s’intéresse pas à son sujet. Il ne s’intéresse qu’à son objet. Il veut faire quelque chose, changer quelque chose, sentir qu’il a fait une différence, redécouvrir sa propre existence misérable. Il ne se soucie pas des femmes, mais du Vote des Femmes; il ne se soucie pas des enfants, mais de l’Education ; il ne se soucie pas des animaux, mais de l’anti-vivisection ; il ne se soucie pas de la nature, mais des « espaces ouverts ». Il ne se soucie de rien tant qu’il ne peut pas y faire quelque chose. Laissez-le trois minutes seul avec une vache ou un canari, l’énergie lui manquera pour vivre la vie de la contemplation. Et s’il ne peut jamais savourer une discussion, c’est parce qu’il ne peut jamais savourer un doute.

The Illustrated London News, 19 juillet 1913.

(Traduction Erick Audouard)