Le petit accident de l’Occident

 

Que les chantres de l’usure et de la ruine se rassurent, il n’y aura bientôt plus rien à oxyder en Occident. Pour la plupart, les occidentaux sont déjà oxydés ou sont en cours d’oxydation; et ils sont pour l’oxydation obligatoire des non-oxydés, qu’ils soient oxydables ou non.

Comment en sommes sommes-nous arrivés là ? Ce qui s’est passé est ceci : en se mécanisant, en s’automatisant, en somatisant l’automatisation, la civilisation occidentale a eu le destin d’une mécanique dépassée par sa propre vitesse ; elle a fait sa sortie de route il y a un moment, dans ce virage mal négocié qui donna lieu à la plus belle série de tonneaux de l’histoire humaine – un accident spectaculaire et d’une grande fécondité de spectacles, selon l’endroit du passager à l’intérieur du véhicule. Le dérapage engendra le tête-à-queue, qui se poursuivit en irrésistible glissement, pulvérisa le garde-fou et culmina pour ainsi dire par la chute – à pic – au fond du ravin qui se trouvait là depuis toujours.

Nous y sommes. De l’avis de beaucoup, cette chute avait été trop longue, trop déstabilisante, au point de laisser à certains la possibilité d’imaginer une marche-arrière, le rétrograde espoir d’une corniche, mais à la fin du siècle dernier, par la grâce de la pesanteur, nous connûmes la bienfaisante sécurité de l’écrasement. Plus bas, nous n’irions plus. Ni plus loin. Surtout, nous ne remonterions jamais. Nous eûmes la paix.

Dans cette paix, rapides furent les progrès de la rouille, véloce l’essor de la corrosion. Qui n’a vu l’une de ces vieilles carcasses de voiture dont la carrosserie s’ajoure à l’égal de la dentelle du Puy, délicate guipure de fer au crochet du Temps ? Tel est l’Occident, tels sont ses oxydés : on peut voir au travers. Matérialistes, eux ? C’est calomnie, car il n’y a guère matière à l’être, que ce soit matière grise ou matière première, avec l’opacité de nulle substance pour s’opposer à l’idéalisme de l’immatériel, avec l’épaisseur de nulle vie pour offusquer la transparence de rêve de ce qui s’oxyde.

Enfin, l’idéalisation parfaite approchant, disons-le à la façon de Rimbaud :

C’est l’Occident qui va dans l’abstrait abyssal,

Et mon pays aussi devient tout idéal