par Hilaire Belloc (1870-1953)
Traduction de Benjamin Ferrando
Nous étions dans un jardin plutôt isolé et niché, si mes souvenirs sont bons, au creux d’une vallée du centre de l’Angleterre ; là, tu courais dans l’herbe à l’ombre estivale d’un peuplier. Tu gambadais en balançant les bras comme si tu exécutais une sorte de danse : à ton équilibre, on aurait dit que tu vivais sous une gravité stellaire, que tu appartenais davantage au monde des hauteurs qu’à la terre que tu foulais de tes pas ; tu n’avais pas encore atteint ta troisième année.
En plaisantant, un invité qui avait apporté son appareil photo immortalisa cette vision de ravissement. C’est par suite qu’on se rendit compte de l’heureux accident : un défaut de la pellicule ou un problème quelconque survenu lors du développement de ce cliché – selon toute vraisemblance, la responsabilité en incombe aux forces mystérieuses qui provoquent ce genre de surprises – nous a gratifiés d’une photographie sur laquelle ta joyeuse frimousse insouciante apparaît nimbée d’un halo de lumière.
Observant cette image à l’instant où j’écris ces lignes, je ne saurais exprimer avec des mots adéquats – dussé-je y réfléchir longtemps – toute la signification de cet accident, ni même distinguer la part de destinée, de raison et de vérité suggérée par cette auréole lumineuse. En béatifiant ton innocence, le présent portrait souligne majestueusement la gloire qui sous-tend toute pureté, mais qui demeure invisible à nos yeux. Au milieu de cette brume solaire, ta joie semble absolue et permanente. Sous l’effet de cette anomalie technique, le monde connu dans lequel tu te déplaçais se change en un monde plus fort, plus apte à identifier la beauté ; un monde où j’incline à penser que l’onction divine n’est pas une aventure rare ou isolée, mais une chose sûre et naturelle.
Chère enfant, le tour joué par l’appareil prend un sens toujours plus précis à mesure que je contemple ce bout de papier : cette lueur n’illustre pas seulement la bénédiction, mais aussi la sainteté. La légèreté de ton transport saute aux yeux comme si tu étais une fleur portée en triomphe par des centaines de brins d’herbe à l’unisson, tandis que ton visage – notamment cet air d’hilarité émerveillée – semble inspiré comme si la Lumière l’avait rempli de l’intérieur ; si bien que je regarde désormais au-delà de l’image. A mes yeux, cette représentation que je révère préfigure la sainteté ; une sainteté qui constitue le creuset de toute béatitude et qui soutient en secret l’ensemble de l’univers.
Il y a plus : cet éclat qui illumine ta figure porte la marque du sacré. A cette pensée me revient ce qu’un homme ne devrait jamais perdre de vue quand il songe à l’ineffable. La béatitude suppose une joie qui nous reste inaccessible ici-bas ; nous ne pouvons la saisir que par bribes, à la manière d’un présage. De même pour la sainteté : quand nous arrivons à la percevoir, elle nous paraît lointaine ; si elle est notre source et qu’elle doit être notre terme, son fondement est surnaturel. En revanche, les choses sacrées – toutes choses vouées à un but et condamnées à disparaître, reposant sur une horrible nécessité sacrificielle – font pleinement partie de notre monde. Si bien qu’en définitive, chacun admettra qu’elles le concernent d’une façon ou d’une autre. Ainsi, les souvenirs, dans la mesure où ce ne sont que des souvenirs, les affections humaines, en ce qu’elles naissent puis qu’elles s’estompent, les grandes peurs comme les désirs éperdus entrent dans cette catégorie, indissociable d’une victime et d’un sacrifice. A la vue de ta photo et de cette couronne de lumière qui te glorifie, personne ne douterait un instant que tu n’embrasses à ton tour cette dimension sacrée de la vie humaine ; c’est pourquoi il te faut apprendre à connaître ce feu par lequel tu seras consumée.
Compte tenu de cet abîme, je pourrais presque en venir à souhaiter que l’appareil ait fonctionné sans accroc, qu’il n’ait pas révélé dans cette nuée d’âpre signification tout ce qui excède ta propre nature. Mais il s’agit d’une vérité ; et ce serait encourir une peine plus terrible encore que la mort que de négliger toute vérité ultime sur notre condition.
Loin du gazon sur lequel tu caracolais alors, tes pieds parcourront plus de distance que tu n’accompliras jamais en rêve, à travers des lieux trop nombreux pour t’en dresser l’inventaire ; ils doivent s’acheminer vers un but qu’on n’évoquera guère en ta très jeune présence – ou s’il est mentionné, tu ne le comprendras pas à son nom. Tes petites mains, que tu agitais devant toi comme si tu allais prendre ton envol, s’accrocheront d’autant plus fermement à ce qui finira par leur échapper ; elles tenteront de façonner des choses impossibles et elles caresseront ce qui ne te saurait te rendre pareils égards. Aujourd’hui encore pénétrés d’une innocence qui colore toute leur expression, tes yeux verront tant de mortelles souffrances et d’abus parmi tes semblables que leur éclat changera bientôt de nature. Ton visage – dont toute l’expression reste pour l’heure marquée par le vague souvenir de cette vision précoce dont procède l’enfance – se contractera et verra certains de ses traits se durcir ; il souffrira les agonies, les moments de désespoir et des fatigues innombrables avant de devenir le visage d’une femme mûre. Quant à ce tourment sacré qui est le lot commun de l’humanité entière, il ne cessera, ne diminuera ni ne s’atténuera d’aucune façon ; il augmentera aussi sûrement que s’accroissent le nombre des années, jusqu’au jour où tu diras adieu à la lumière du jour et à toutes ces choses que tu t’en vas admirer si gracieusement à chaque nouveau lever du soleil.
Car tu es sacrée, et tous ces aînés dont la gravité te plonge de temps à autre dans une charmante perplexité – ce qui a pour effet d’aussitôt raviver leurs sourires – ne diffèrent de ton jeune cœur insouciant uniquement en cela qu’ils ont appris à connaître les choses auxquelles ils sont consacrés, telles des victimes expiatoires.
Je veux croire que tu appliqueras tout ce qui nous permet de gagner péniblement en rectitude et en constance dans la conduite de nos affaires quotidiennes ; en voyant ici ta jolie bouille et ton avancée confiante (comme si tu quittais le cocon de ta prime enfance pour voler de tes propres ailes, sans peur, vers le foyer de ta jeunesse), je veux croire que les vertus qui à présent coagulent pour former une sorte de cour assemblée en ton honneur – la compagnie des anges qui veillent en toutes choses – t’accompagneront et te soutiendront toute ta vie durant. Quand bien même, et à plus forte raison s’il en va ainsi, tu te rendras compte du bien-fondé de ces mots si tu les lis dans quelques années. Contrastant avec ta contenance, avec tes espérances immortelles et avec tes efforts de piété, le monde à l’entour te semblera moins assuré et plus sombre au passage de chaque nouvelle saison. Mais pour autant que tu te souviennes de ton enfance qui m’a décidé à t’écrire, pour autant que tu n’oublies pas l’enchantement et la joie pure de l’innocence, tu disposeras au moins de quoi alléger le fardeau du poids de ce monde.
Tu serais fondée à me demander (non pas aujourd’hui mais plus tard) : quel est l’objet de cette plainte, et pourquoi penses-tu devoir me dire toutes ces choses ?
Je t’écris comme je le fais à cause de la vue bienheureuse, de la sainteté et de la part de sacré manifestes dans ton portrait. Car tu dois savoir qu’il existe une fausse solution, prétendant nous épargner les sempiternelles affres de l’espèce mais qui ne procure qu’un soulagement de façade – c’est un parti que beaucoup choisissent. Au nom de ta dignité, n’emprunte pas ce chemin et assume la charge qui te revient. La hauteur à laquelle nous avons été élevés nous commande non pas de nous défiler mais de demeurer jusqu’au dernier moment, prêts à connaître l’immolation fatidique.
L’échappatoire en question consiste précisément à perdre de vue son propre caractère sacré. Les hommes comme les femmes y parviennent de plusieurs manières différentes, mais la majorité par voie de trahison ; c’est-à-dire qu’ils tournent le dos – d’abord avec difficulté, puis de plus en plus aisément jusqu’à en faire une habitude – à la promesse de naître à la vie divine que chacun de nous a prononcé avant sa venue au monde. Même s’ils ne peuvent la formuler expressément, même si leur vie terrestre leur a fait oublier les termes de l’engagement, tous en demeurent conscients : leur esprit baigne dans son souvenir. Là-dessus un jour survient – prestement pour la plupart – où s’en affranchir fait l’effet d’un bol d’air frais, donne l’impression de se libérer de la lourde solidarité des peines et des iniquités. Alors on répète la chose à une seconde puis à une troisième occasion ; la quatrième fois est rendue plus facile, jusqu’à ce qu’en fin de compte le pacte soit rompu pour de bon. Notons au passage que la présente attitude, qui est la manière la plus courante de perdre la qualité sacrée, favorise un climat général, une certaine inclination pour la forfaiture. Ceux qui s’y engagent finissent en effet par trahir toutes choses ; même l’amitié n’a plus de sens pour eux. L’aboutissement logique de cette issue en trompe-l’œil est le désespoir.
Une autre option consiste à se réfugier dans les plaisirs. C’est la conduite privilégiée de gens parmi les plus nobles ; car rares sont ceux qui n’admettraient jamais de rompre ou de trahir sciemment leur vieux serment, mais qui, imperméables aux idées de fardeau et de sacrifice, s’en défendent en accumulant les plaisirs – comme s’il s’agissait d’une drogue. Portant sur toutes sortes d’objets, cet esprit hédoniste qui concourt à anéantir leur sacralité les persuade qu’ils sont dans le vrai, et que leurs quêtes frénétiques les exonèrent de tout holocauste. Certains s’abandonneront ainsi à la poésie, d’autres à la découverte de paysages ou à la collection de divers objets ; certains préféreront analyser la complexité des phénomènes et leur évolution, d’autres se tourneront vers la musique, d’autres encore se consumeront dans l’action, quand quelques-uns emploieront toutes leurs énergies à accroître leur simple confort. Du fait qu’elles ne se départissent jamais de réelles qualités d’esprit et qu’elles préservent leurs amitiés, les personnes pareillement oublieuses du sens de leur vocation apparaissent plus prévenantes, plus appréciées que celles qui cultivent le reniement. Mais qu’elles soient engagées sur une mauvaise voie, on le perçoit aisément à ceci : que ces plaisirs, comme toute autre drogue, ne nourrissent ni ne satisfont ; ils doivent être augmentés à chaque dose. De sorte que très vite, ils perdent de leur attrait et qu’on les recherche non pas parce qu’ils sont plaisants – ils deviennent au contraire insipides – mais parce que sans eux, la douleur s’avère des plus intenses.
N’adopte ni l’une ni l’autre de ces voies, je t’en conjure ; le moment venu, conserve cette qualité sacrale dont je te parle, pour la simple raison qu’il n’y a pas d’alternative. Quelque malheur s’abattit sur notre race, et chacun de nous doit en assumer la charge. Si tu cherches à t’en extraire, cela ne fera que t’exposer à des conséquences pires encore. Nous n’avons pas une infinité d’options, mais seulement un choix à arrêter parmi une poignée de destinations ; chacune d’elles est mortelle, et toutes se révèlent malfaisantes, sauf une.
Chère petite enfant, n’oublie pas non plus qu’aux premiers temps de ta vie terrestre, même la raison que Dieu t’a accordée est susceptible de t’induire en erreur. T’appuyant sur tes souvenirs de volonté parfaite, d’intelligence cristalline et d’omniprésente beauté harmonieuse, tu seras amenée à croire que ce monde-ci est le monde dont tu proviens, et celui auquel tu es destinée. Pendant un court moment, il te faut donc le voir comme si ce que tu en découvrais n’était qu’un fragment du réel.
Ici-bas, une chose possède une telle saveur d’immortalité qu’un poète l’a désignée comme « le dernier avant-poste de l’éternité » : il s’agit de l’affection passionnée de la tendre enfance. Eh bien, sais-tu que même cela est chancelant et finit par disparaître ? Si cet état ne demeure pas, alors que penses-tu qui puisse perdurer ? Tu peux me croire sur parole : tout ce que tu tiens pour permanent dans ton environnement juvénile n’est pas davantage qu’un signe paré des atours de la permanence. Évoquant les collines de craie du Sussex, un autre poète a écrit :
Ne durent qu’un bref instant
Les Downs dans toute leur majesté[1]
Aucun de ces mots n’est exagéré. Nos semblables ne peuvent même pas se fixer sur les contreforts qu’ils établirent jadis comme leurs premiers terrains de jeux.
Méconnaissant cette lumière qui illumine ton portrait, certaines personnalités avisées – à défaut d’être éclairées – ont prétendu que mourir jeune en quittant prématurément les pesanteurs de ce monde représentait un grand bienfait. A vrai dire, nous n’en savons rien. En revanche, nous savons que s’éteindre à un âge avancé, après avoir affronté une à une toutes les épreuves que la vie a placées sur notre chemin, est digne des faveurs divines ; et ce pour la simple raison que la bénédiction, la sainteté et la sacralité sont si étroitement liées qu’elles ne font qu’un.
Tu peux néanmoins être sûre d’une chose : la sacralité est le caractère qui te concerne au premier chef. Passée ta prime jeunesse, tu n’accéderas plus à la béatitude ; quant à la sainteté, tu ne pourras t’en approcher qu’à la manière de ceux qui voient s’élever au loin de prodigieuses montagnes : tu ne saurais y élire domicile. En tant qu’expression de ce plan éternel dont procède toute béatitude et qui a pour fin la sainteté, cette perspective sacrée t’accompagnera jusqu’à ta mort. Cette part de toi-même, entretiens-la jusqu’à en faire la première de tes préoccupations, car elle ne partira pas sous le poids de ton indifférence ; si tu la négliges, elle trouvera toujours quelque moyen de se venger.
Tout cela m’est apparu en regardant cette photo où tu batifolais sur l’herbe, et c’est à une défaillance technique que nous le devons. Maintenant, si quelqu’un juge ces considérations hors de propos, qu’il se demande si elles ne cadrent pas avec le portrait de la vie d’une femme ou d’un homme qu’on pourrait esquisser à partir des manières entrevues durant son enfance. Ou mieux encore, qu’il s’imagine contempler en pleine lumière, comme sous l’effet d’une révélation, un visage marqué par les rigueurs de la vie, et la figure de la même personne dans le ravissement de ses plus jeunes années ; qu’il songe ensuite à une intelligence d’une profondeur remarquable lui commenter le passage de l’un à l’autre ; qu’il se représente tout cela. Je le mets au défi de me dire que mes observations sur notre brève expérience sur Terre ne sont pas justifiées !
“The portrait of a child”
On Something (1910)
traduction benjaminferrando©
[1] Only a little while remain/ The Downs in their solemnity.