- Consensus horribilis
Depuis sa sortie l’année dernière, le film Boyhood remporte tous les suffrages. Où qu’il passe, le film rafle les prix et crée l’unanimité. Pour The Guardian, il s’agit d’« un drame minutieux, un pur ravissement, sur le passage à l’âge adulte d’un jeune garçon… ». Un autre papier va plus loin : « Épique dans sa dimension technique, intime à en couper le souffle d’un point de vue narratif, Boyhood est une vaste étude de la condition humaine ». La plupart des critiques établis le considèrent comme l’un des plus grands films de la décennie. J’ai fini par voir Boyhood. Je l’ai regardé avec ennui, avec une sorte de fascination léthargique, avec malaise et agacement pour finir. D’où mon étonnement devant ces éloges grandiloquents. Voilà plus de trente ans que le cinéma français nous a habitués à ce genre d’œuvres où la vanité et le néant se disputent la palme : il semble que les Américains découvrent la lune. Ce film ne mérite sans doute pas qu’on perde du temps à l’étudier. Une sereine et royale indifférence est tout ce qu’il mérite. En revanche, son succès et la nature de la célébration qu’il reçoit en font un véritable symptôme comme tout ce qui cristallise une attente ou une pathologie quelconque. Nous aurions pu prendre d’autres films contemporains pour un résultat presque identique. Celui-ci a l’avantage de présenter avec une certaine exhaustivité la plupart des ingrédients d’un bon enfumage. Il doit sa réussite publique à la mystification et au tour de passe-passe qu’il effectue : c’est un lexomil visuel pour un cœur de cible bien défini, le parfait sédatif de synthèse dont la conscience somnambule et gentiment dépressive de la petite bourgeoisie actuelle a besoin pour somnambuler en rond.
Boyhood fait penser à ce que Nietzsche appelait « la parure mensongère de la prétendue réalité de l’homme civilisé ». Pour masquer ses crimes et se justifier à ses propres yeux, l’homme prétendument civilisé a besoin de faux-semblants et de représentations flatteuses. L’offre dans ce domaine déclinait et il en avait un besoin urgent : Boyhood arrive à point. Politiquement, esthétiquement et métaphysiquement correct, le film distille tout ce qu’il faut de demi-vérités pour embellir et travestir la catastrophe anthropologique en cours. Ronflant dans sa platitude, ostentatoire dans son humilité, ce n’est ni un film réaliste, ni un film sur l’enfance. Et pourtant c’est un film indubitablement actuel. C’est le film du naufrage des adultes. Le film du naufrage du monde occidental moderne et de son mode de vie. Non pas un film sur le naufrage, précisons-le tout de suite. Un film de naufragés, encensé par le chœur des naufragés.
2. Miroir, mon beau miroir
D’abord, un simple mot sur son concept formel, lequel me semble de loin l’élément le moins intéressant. Le fait qu’il ait été réalisé sur douze années, en instrumentalisant la croissance réelle du jeune Ellar Coltrane, n’ajoute à l’ensemble qu’un vernis de vérité artificiel. C’est un simple effet, et nous devons le traiter comme tel. Nous savons que le film a été élaboré sur une longue période et qu’il s’est bâti sur un serment entre les divers protagonistes, bien. Il n’était pas question d’argent, bon. C’est déjà ça, mais ce n’est que ça. La situation de l’industrie cinématographique outre-Atlantique étant ce qu’elle est (un désastre) et les progrès techniques du matériel de filmage étant ce qu’ils sont (prodigieux), il s’agit au mieux d’une stratégie de contournement astucieuse, d’un plan marketing à intérêt différé, – ce qui n’est pas condamnable en soi, puisque le cinéma est et demeure une industrie. Mais faut-il être à ce point malade de cynisme et d’avidité pour s’ébaubir que d’excellents acteurs tels qu’Ethan Hawke et Patricia Arquette aient relevé un pari non immédiatement lucratif ? Ensuite, qu’avons-nous à l’écran ? Nous avons un objet incroyablement lisse et fluide, éviscéré, dépourvu de reliefs, d’une assommante horizontalité liquide, qui se propose de raconter la vie d’un garçon prénommé Mason entre ses six et dix-huit ans. Mason se découvre à l’adolescence une vocation d’ « artiste ». Point : ainsi se termine le film, après deux heures quarante-cinq d’un zapping chronologique censé restituer au fil du temps l’évolution d’un jeune au sein d’une famille de la classe moyenne texane. Pour ce qui est de la méthode, il s’agit d’un collage de saynètes quotidiennes que l’on dirait tirées des archives des trente dernières années : tout ce qui servait de simple étayage naturaliste semble avoir été ici filtré et sélectionné pour obtenir un effet de vraisemblance maximum. Avec une rigueur systématique, Richard Linklater s’attache à esquiver le drame et à fuir toute mise-en-scène des causes et des conséquences des actions humaines. Exit le tragique et le comique : reste une fragmentation évaporée, plus ou moins mélancolique, baignant dans la tiédeur d’un éternel été de zones pavillonnaires, miroir conformiste où se contemple la nouvelle inconscience de classe du néo-bourgeois contemporain.
Par son importance, le concept, la facture du film, ce processus de tournage au long cours, écrase la modestie des personnages et du récit. Les personnages sont tous des stéréotypes: le père qui voulait être musicien (« rock star ») et qui devient agent d’assurances, la mère qui change d’hommes en croyant changer de vie, leur fils qui grandit entre deux déménagements, à cheval sur cette famille de divorcés, etc. L’histoire et la morale de l’histoire sont aussi des stéréotypes : le temps passe, les rêves des parents se brisent, l’enfant semble trouver une voie, et tout peut-être recommencera, et le temps passera, l’enfant grandira, ses rêves se briseront, ou non. L’on pourrait, au premier abord, créditer le réalisateur des meilleures intentions : notre société n’est-elle pas une tragi-comédie de poncifs et de stéréotypes ? Les gens ne s’expriment-ils pas par poncifs et par clichés à longueur de temps? Ne consacrent-ils pas tous leurs efforts à imiter des modèles factices et mensongers ? N’empruntent-ils pas les voies de l’égarement de masse sans jamais parvenir à comprendre ce qui leur arrive ? Même lorsqu’ils tentent de prendre du recul par rapport aux automatismes qui les agissent, ne parlent-ils pas et ne pensent-ils pas comme des robots ? Leur « rébellion », leurs désirs d’ « accomplissement » et d’« émancipation » ne sont-ils pas intégrés par avance dans le système qui les broie ? Pourquoi ne pas montrer cela, pourrait-on se dire ? Car en effet, c’est intéressant, c’est effrayant, mais il nous faudrait aussitôt déchanter. Ce n’était pas du tout le sujet : loin de nous offrir une distance salutaire par rapport à ces clichés massifs, nous sommes sommés de croire à l’ « authenticité » des personnages ; nous devons croire à l’ « authenticité » de leurs « rêves » et de leurs désirs profonds. Et partant, nous devons partager leur désarroi devant la dure réalité de l’existence qui est, – attention, accrochons-nous -, que le temps passe et ne revient pas. Impossible d’y échapper : l’énormité du truisme prévaut jusqu’au dernier plan.
3. Crime et escamotage
En tout état de cause, Boyhood ne raconte pas l’enfance et la croissance d’un jeune garçon. En dépit de son titre, ce n’est pas du tout un film sur l’enfance, et encore moins le film de l’enfance, comme je l’ai lu quelque part. Ce que nous voyons au contraire c’est une absence d’enfance. Une ablation parfaite, sans cicatrice, de cet objet étrange, autrefois désigné sous le terme d’enfance. Il n’est pas question ici d’en faire reproche à Linklater. La question que je pose est la suivante : l’enfance est-elle possible dans ce monde entièrement infantilisé et puéril qui nous est offert à voir ? L’enfance est-elle possible dans un monde où les adultes refusent d’être adultes et sont eux-mêmes des enfants, des nomades futiles et superficiels qui errent dans l’existence sans travail ou en travaillant dans la vacuité interminable du tertiaire, sans avoir rien d’autre à transmettre que les fiascos de leurs petites aventures sexuelles et sentimentales ? L’enfance est-elle possible dans un monde où la transmission et l’enracinement sont impossibles ?
L’ambiguïté de Boyhood vient de son soi-disant réalisme. Tout y est ressemblant et pourtant, tout y est faux. On se demande si ces mœurs sont réelles, si elles existent vraiment. Hélas, oui, elles existent. En partie. Ce sont à la fois les mœurs de la sur-urbanisation, et ce sont aussi et surtout les mœurs hollywoodiennes, les mœurs qui appartiennent au monde de la représentation hollywoodienne de l’existence humaine, le monde imaginaire des gens qui font des films et de ceux qui les admirent. Un monde comme le nôtre mais plus encore que le nôtre décomposé par les valeurs du jeunisme et de l’individualisme hédoniste, un monde comme le nôtre mais plus encore que le nôtre désintégré par le libéralisme moral, par l’ignorance profonde des conditions économiques et sociales qui le font tel qu’il est, par son effondrement spirituel et par la célébration de cet effondrement. Un monde sans autre culture que celle, destructrice et totalitaire, de la consommation.
Ce monde a un cadavre à cacher. Un sacré cadavre : le cadavre de la famille patrilinéaire, de sa structure et de ses valeurs traditionnelles. A son insu et sans le vouloir, Linkalter filme des funérailles. Il les filme dans cette lugubre lumière dorée, dans ce décor où même le soleil, embourgeoisé dans le ciel, ressemble à une condamnation à perpétuité. Et visiblement, Linkater se réjouit de ce qu’il montre. Il fait preuve d’une grande tendresse pour ce qui n’en mérite pas et il est sans pitié pour ce qui eût demandé au moins quelque attention. Il est doux avec les élus du système, implacable avec ceux que le système massacre. Pour autant que je m’en souvienne, je ne crois pas que nous entendions à aucun moment le nom de Mason. Mason s’appelle Mason, c’est-à-dire qu’il ne possède qu’un prénom. Il n’a pas de patronyme. Le nom de son père n’existe pas, tout simplement. Son père, ce grand gosse attardé, ce type qui se contente d’être un grand frère, – c’est très exactement ce qu’il est -, de jouer au copain avec ses enfants et de leur donner quelques petits conseils épisodiques, n’existe pas une seconde en tant que père. D’ailleurs, aurait-il voulu être père qu’il en aurait été empêché : il n’aurait pas pu. Il n’est qu’un géniteur à la sauce contemporaine, un individu qui oublie ses serments et qui est capable de ricaner au nez de son fils quand il manque à une promesse, un individu dont la légèreté décontractée, la désinvolture égoïste constitue tout le squelette moral. C’est pourquoi la sympathie que nous sommes invités à éprouver pour lui (Ethan Hawke est charmant et sympathique, comme pratiquement tout le monde dans ce film, ça ne fait pas de doute) est une sympathie terrible, parce qu’elle est sympathie pour la lâcheté ordinaire d’un lâche ordinaire face à une question vitale. Mais voilà, dans le monde merveilleux de Linkalter, ce lâche a une excuse. Il a le passe-droit magique pour échapper au jugement : c’est un « artiste ». Un « artiste » frustré certes, mais un « artiste » quand même. D’autres n’ont pas de passe-droit et ils sont sévèrement jugés. Il suffit d’observer le traitement des échecs de communication entre le jeune Mason et ses beaux-pères successifs. Le premier, professeur en psychologie, se révèle alcoolique et violent, le second, ex-soldat, désapprouve le goût de la fête de son beau-fils (Mason qui, à quinze ans, boit et se drogue doucement en compagnie de ses camarades). Il faudrait étudier de près la figure de ces pères de substitution. Comme par hasard, ce sont les seuls personnages obscurs du film, les seuls personnages chargés de quelque tare secrète comme une malédiction. A ce titre, ils ont ma bénédiction.
La scène de l’explosion de colère alcoolique est la meilleure du film, mais elle est bien trop courte, aussi bien en amont qu’en aval. Ici, on le sent, quelque chose aurait enfin pu se passer. Au lieu de ça, nous demeurons avec la figure mythologique et donc incompréhensible du mâle abusif chère aux magazines féminins. Ce qu’il faudrait se demander, c’est pourquoi des hommes ayant encore de vagues notions de la responsabilité et du courage sont-ils à ce point fracassés, déchus de leur dignité, maltraités par eux-mêmes ? Pourquoi en sont-ils arrivés là, à singer une virilité à laquelle ils ne croient plus ? Voilà des questions urgentes, des phénomènes dont il faudrait montrer les origines et la complexité tragique. Je me contenterai de faire remarquer que la charge contre ces pères de rechange est sans nuances. L’un est un connard, l’autre un pauvre type. Le travail de montage n’a absolument rien d’objectif en ce qui les concerne. Le film ne leur laisse aucune chance, et pourtant c’est l’un d’eux qui prononce la parole la plus forte du film. Seule parole digne de ce nom, parole qui s’élève très haut au-dessus du marécage général comme une créature lacustre : « Je sais que tu ne m’aimes pas, eh bien, sache que ça nous fait un point commun : je ne m’aime pas non plus ». En conclusion, les seuls hommes qui tentent très maladroitement d’être père, c’est-à-dire de tracer des limites et de discipliner l’enfant, que ce soit avec une terrible violence ou avec une violence rentrée, sont définitivement condamnés, hors-jeu, mis sur la touche. Ce sont de vieux monstres dominateurs qu’il faut mettre au placard et qui s’y mettent d’ailleurs très bien tout seuls. Ils ont tort sur toute la ligne, ils sont à côté de la plaque, ils ne comprennent rien. Les enfants sont plus ou moins paresseux, les adolescents aiment s’éclater, ils aiment boire et fumer des joints : ce sont eux qui ont raison, et la Mère, – la mère qui décide en toutes choses -, est là pour rappeler aux hommes la sentence définitive du monde moderne : vous et vos interdits, vous et vos sanctions vous n’êtes plus dans le coup. La mère, pauvre victime, verse bien quelques larmes, souffre bien un petit peu, mais en dernier ressort, elle retombe sur ses pattes et reste toute puissante : elle déménage ou elle les chasse. Naturellement, sa toute-puissance et son malheur ne sont qu’une seule et même chose, mais cela non plus ne nous sera pas montré. Comme ne nous est pas montré qu’elle ne fait qu’entériner ce que la société a déjà décidé à sa place depuis longtemps : tu ne donneras pas de père à tes enfants.
On le saura si on ne le savait déjà, les pères ne font plus la loi. Il n’y a désormais qu’une loi, celle du marché intégral et du vide sidérant de la consommation de masses à l’intérieur duquel le pauvre Mason aura juste l’autorisation de prendre de jolis clichés, comme s’il accomplissait un acte subversif. Ethan Hawke, le géniteur, l’a bien compris : en se tenant à l’écart, en restant là où il n’y a pas de coups à prendre, dans le rôle éclairé de prescripteur occasionnel de biens de consommation (objets ou sexe), c’est sa peau qu’il sauve. Comme il se fiche comme d’une guigne de son âme et de celles de ses enfants, – il énonce cette pure merveille à un moment, sans honte, la paille aux lèvres, avec un délicieux rictus ironique hyper cool et tout moderne -, on ne peut être surpris qu’il finisse par trouver des arrangements avantageux entre la médiocrité de ses idéaux et la société de la marchandise. C’est ainsi que Mason reste l’enfant de sa mère, un pur produit de la famille atomisée. Telle est la catastrophe que nous regardons sans le savoir, car il faudrait être quelqu’un d’autre que Linklater pour nous en faire prendre conscience.
4. Tu n’hériteras pas, mon fils
Une autre séquence a attiré mon attention. Lors de l’anniversaire de ses quinze ans, Mason reçoit des cadeaux d’un autre âge, des cadeaux d’un autre temps, d’une autre époque. C’est le seul moment où il hérite de quoi que ce soit. Le seul moment où on lui remet entre les mains quelque chose qui a du sens, ou qui avait encore du sens quelque temps avant l’effondrement dont Boyhood n’est que la retombée poussiéreuse, la poussière traversée d’une lugubre lumière dorée. Un sens atténué, un sens spectral, débile, mais un sens, – ce fameux sens dont Mason se demande à plusieurs reprises s’il existe dans le monde où il vit. Mason ne va jamais jusqu’à dire que cette société est absurde, – le film reste sinistrement paisible et sans excès -, mais il pressent qu’il y manque quelque chose. Or voilà qu’il hérite de deux objets chargés de forces hautement symboliques : une bible et un fusil. Deux objets substantiels, historiques, significatifs, – puissants et dangereux comme tout ce qui est substantiel, historique et significatif. Une bible protestante où, apprend-on, les paroles du Christ sont imprimées en rouge, un fusil qui a été transmis de père en fils. Ils lui sont offerts par ses grands-parents paternels qui vivent à la cambrousse et représentent pour leur part, d’une façon non moins atténuée, débile et spectrale, les vestiges des lointains pionniers américains. Nous voyons Mason se livrer à un semblant de rite initiatique en compagnie de ses aïeux, puis nous comprenons qu’il ne fera rien avec. Et pourquoi ? Parce que sa mère (la société) n’acceptera pas ces objets dangereux chez elle, mais surtout parce qu’une bible et un fusil sont de trop lourds fardeaux pour son voyage dans la vie moderne, dans la vie merveilleusement plate et simplifiée qui s’ouvre devant lui. Ce sont choses du passé, choses obsolètes, démonétisées, qui n’ont plus de sens là où rien n’en a plus : là où précisément il n’y a pas besoin que les choses aient un sens. Mason peut continuer sa route les mains vides. La société l’a libéré de tout héritage, et si l’on en croit Linklater, il n’a même pas besoin d’âme. Le gain est colossal : l’éternel présent. Voilà le magnifique cadeau qui l’attend. Pour accompagner le vide abyssal qui ne manquera pas de se faire sentir, les jeux-vidéos et le cannabis suffiront.
5. L’art, ou comment dorer la pilule
Il y aurait beaucoup à dire sur la vocation artistique de Mason. Personne ne semble frappé par le narcissisme désinhibé de ces auteurs qui, comme Linklater, n’envisagent le salut que dans leur propre pratique. Personne ne semble choqué par l’autosatisfaction d’un public pour lequel l’ « art » est le sommet de la pyramide, le saint des saints. Il est bon de rappeler que pendant longtemps, très longtemps, l’industrie cinématographique états-unienne s’est méfiée de ce fléau du snobisme français, sans doute parce que l’essentiel de sa clientèle était populaire, ouvrière d’extraction ; la plupart des réalisateurs américains mettaient un point d’honneur à ne pas la ramener en tant qu’ « auteurs » ou « artistes ». Alors comment qualifier ce nouveau culte ? Posture, tartufferie, ignorance ? Nouveau segment de marché ? Sensible un peu partout dans le film à travers sa mièvrerie et sa complaisance, le legs de François Truffaut, – Truffaut qui a inauguré une longue lignée de cinéastes en dialogue exclusif avec leur nombril -, fait des ravages. Mason commence par faire la plonge dans un restaurant, puis, par miracle, il a du « talent » : il devient artiste, photographe qui plus est, – encore un autre petit producteur d’images dans le giron de l’usine à images. Nous sommes invités à considérer dévotement la différence théologique qui sépare ces deux activités, la plonge et l’art, comme si l’art en général, – l’ « art » en tant que fétiche, en tant que gri-gri de la société de l’insignifiance -, était notre ultime totem, notre église et notre Dieu.
6. Un corps
Il faut regarder Mason. Il faut regarder avec des yeux bien ouverts ce paradigmatique adolescent hors-sol, sans père, sans racines et sans ardeur. A quoi ressemble-t-il, cet adolescent de notre temps? Quelle est sa démarche ? Et sa gestuelle ? Et son regard ? L’apparence de Mason prend une grande importance au fur et à mesure que l’on comprend le principe du film. Marionnette dépolitisée et réduite à servir de support à des essais de diverses coupes de cheveux selon la mode du moment, elle en prend de plus en plus quand il entre dans la zone où il peut enfin choisir lui-même ses modèles dans les shopping-centers : il ne tarde pas à y dénicher le costume du rebelle-déchiré-mais-pas-méchant. La silhouette amorphe, les bras à la fois raides et mous collés aux flancs, les oreilles percées de diverses babioles, la tête légèrement inclinée vers le sol comme s’il plongeait déjà vers la tombe. Avançant au ralenti avec une lenteur inquiétante, comme s’il marchait sur des œufs (sur les œufs de quelle poule monstrueuse marche-t-il si prudemment ?). Et s’exprimant comme il marche, avec une lenteur d’élocution curieuse à un âge dont la vivacité, la précipitation, la témérité, l’enthousiasme et parfois la violence, oui, la violence, font tout l’éclat et toute la grâce. Suis-je le seul à ressentir un malaise devant ce jeune homme ? Faut-il être clinicien pour reconnaître les dégâts cérébraux d’une consommation de drogue quotidienne dont ses proches paraissent presque se féliciter (encore un acte merveilleusement subversif) ? A dire vrai, lorsqu’il sourit et qu’il dialogue, le pauvre Ellar Coltrane a les yeux d’un vieillard malade que la fièvre n’empêche pas tout à fait de communiquer avec les visiteurs de l’hôpital. Cet enfant du système, cet enfant des tournages, cet enfant de l’industrie cinématographique, ce jeune acteur mineur, habitué à feindre et à simuler, utilisé, j’allais dire exploité, durant plus d’une décade par Richard Linklater et à l’occasion par d’autres réalisateurs, possède le regard doux et vide de l’agneau qu’on mène à l’abattoir, le regard doux et vide du zombie qui se dit qu’il vaut mieux ignorer qu’il y eût un jour des civilisations sur la terre. Il est à l’image de tout ce que touche l’esprit de l’époque : quelqu’un qui a été excessivement choyé mais qui n’a pas été aimé. Car, tout comme l’époque est incapable d’aimer son passé, elle est incapable d’aimer son avenir. Le regard de Mason s’étend sur une route plate et rectiligne, une route qui traverse le désert sans fin de cet avenir, et peut-être, oui, peut-être qu’un jour, il comprendra qu’il est comme cette époque et qu’il est comme ce monde : né vieux, déjà usé et sans enfance.
7. Coût de cette vie
Simone Weil disait que la présence d’illusions abandonnées, mais présentes à la pensée, était peut-être le critérium de la vérité. Linklater semble parler d’illusions sinon abandonnées, à tout le moins perdues. Mais il s’agit d’une simple apparence, d’un pur jeu sur des figures et des mots qui n’ont plus aucune substance ou qui, pour de multiples raisons qui dépassent le cadre de ce texte, ont complètement changé de substance. Pour perdre ses illusions, il faudrait déjà en avoir eues. L’illusion est de nous faire croire que les médiocres fantasmes collectifs de la classe moyenne pavillonnaire sont encore des illusions. Les personnages de Boyhood appartiennent à une nouvelle race d’hommes dépourvue de l’énergie personnelle nécessaire pour avoir quelque chose comme des illusions, et conséquemment, pour les perdre. Des hommes qui fuient toute frustration sont incapables de risquer aussi gros. Des hommes pour qui le renoncement aux désirs infantiles est l’exact synonyme de l’enfer ne peuvent qu’ignorer l’aventure des grandes erreurs et des grandes révélations. Ils sont en deçà de ce mal et ils sont en deçà de ce bien. Ils n’ont tout simplement plus d’âmes et ils le revendiquent. Tel est le drame dont nous parlons. Telle est le désastre humain que nous pointons du doigt, un désastre qui dépasse de loin la simple perte des valeurs et sa déploration convenue.
Nous finirons avec une scène où triomphent le pathos ridicule de Linklater, ainsi que ses demi-mensonges et sa demi-malhonnêteté. La mère de Mason, une femme de 40 ans, pique une crise de larmes parce que, pour la première fois de toute son existence, elle s’aperçoit qu’elle est mortelle. En voyant son fils majeur préparer son départ du foyer, elle découvre que la prochaine étape qui l’attend, ce sont ses propres « putains d’obsèques! » (sic). Voilà le signe de ce somnambulisme effrayant où nous sommes arrivés. Et notre tendre réalisateur de la prendre très au sérieux: il ne lui vient pas une seconde à l’idée que nous avons un petit souci avec le type d’éducation qui produit des quarantenaires aussi peu informés des réalités de l’existence. Pire, il passe complètement à côté de la dérision extrême de la situation. C’est à cet instant précis qu’il fallait nous montrer des images de la guerre américaine en Irak, de cette guerre qui, – pendant qu’une femme occidentale d’âge mûr se lamente en découvrant qu’elle n’est plus très fraîche -, faisait plus d’un demi-million de victimes civiles. C’est alors que nous aurions pu palper une réalité vibrante du monde présent. Mais ce n’est pas ce que Linklater a choisi de faire. Il a placé ces images de guerre à un tout autre moment, pour inscrire son œuvre dans son époque, à la façon d’un clin d’œil, pour nous dire que lui aussi regardait les informations à la télé. Il a placé ces images en arrière fond, accompagnées de la petite indignation politiquement correcte et moralement obscène d’un de ses personnages. Obscènes, décontextualisées, ces images agissent comme un message subliminal que je formulerai ainsi : pour qu’une partie du monde continue à vivre dans l’univers de Walt Disney tempéré de pragmatisme, il faut qu’une autre partie soit humiliée et massacrée sous des bombes au phosphore.
Tout le monde est censé savoir ce que Madeleine Albright, ministre des Affaires Etrangères des Etats-Unis, a répondu à une journaliste qui lui demandait si la mort de 500 000 enfants irakiens valait le coup. “Oui, ça valait le coup”, a-t-elle répondu. A sa manière, Linklater est la Madeleine Albright du cinéma. Comme la plupart d’entre nous, Linklater est un meurtrier qui s’ignore. Son “Enfance” a du sang sur les mains, et ce n’est pas son sang.