“Nous avons un peu peur…”
Sam Altman, co-créateur de ChatGPT (Generative pre-trained transformer),
prototype d’agent conversationnel utilisant l’intelligence artificielle,
développé par OpenAI et spécialisé dans le dialogue
Pour accéder à la vérité, il faut voir où pourrissent vraiment les matières les plus immondes. Il faut descendre quelques marches pour trouver les bas-fonds qui illustrent le mieux ce qui se passe ; et c’est très précisément là où les yeux chastes de tout moraliste s’abstiennent de descendre qu’il faut regarder.
Ce n’est pas dans les beaux quartiers que les hommes pourrissent le moins. C’est dans ces beaux quartiers, qui sont le prélude des beaux cimetières, que les nouvelles coutumes entendent blanchir les pensées et se costumer pour passer inaperçues ; là où règne une hygiène immaculée, là où les apparences se mettent sur leur 31, là où les femmes nourrissent dans leur cœur d’inavouables amertumes, c’est précisément là que font surface les matières les plus putrides, soigneusement polies et compactées. Ce n’est pas parmi la saleté évidente qu’il faut chercher. C’est chez ceux qui exhibent leurs plus hautes fictions et qui n’ont que leurs richesses pour lauriers.
On associe le crime à la pauvreté, alors qu’en réalité le crime des crimes respire tranquillement, en toute impunité, dans les quartiers les plus fleuris. Le crime suprême, c’est l’injustice de ces exhibitionnistes très purs. Le mal le plus vil se trouve où les yeux ne veulent pas le voir, où les oreilles ne veulent pas l’entendre. Ces puristes savent toujours soulever des objections nuancées au constat de leurs actes abjects, et ils étudient minutieusement chaque mot qu’ils prononcent pour se maintenir intacts. Leur esprit tordu est un tourbillon d’euphémismes. Chaque argument, tant qu’il les maintient au-dessus de la boue, sert leur objectif. Ce sont généralement des voleurs proprets, impeccables et séduisants, dont la vie parade sous l’étoffe de l’honnêteté.
Si les esprits faibles n’étaient pas là pour les entretenir et les préparer, ils ne seraient rien. Ils sont faits des ruines et des misères des hommes communs, ils sont vêtus de leurs peaux en lambeaux, ils marchent droit grâce à la claudication des tortueux, et c’est comme parasites des tortueux qu’ils pensent être autonomes et vivre leur propre vie – alors qu’en vérité ils dépendent de ceux qu’ils assujettissent. Ils ressemblent davantage à des bourreaux qu’à des juges. Ils dissuadent subtilement les autres de voler et de tuer, mais ils leur apprennent à accomplir les actions impures dont leurs mains restent vierges. Ils se considèrent comme les chanceux de la société tout en fabriquant du malheur en série dans tous les coins vulgaires et nécessiteux. Aujourd’hui, ils se sentent bienfaiteurs, demain ils se sentiront philanthropes, après-demain bienheureux. Ils ont tant de formes et de noms pour leurs affaires, toutes sortes de festivals pour se célébrer eux-mêmes, tant de réunions pour se donner raison, tant de congrès pour se donner l’impression que le monde tourne autour de leurs poches… Comme ils n’ont pas de titres de noblesse, ils achètent et vendent toutes sortes de professions où le mot docteur précède le nom de leurs rapacités.
Nous en sommes au point où les sanguinaires les plus raffinés du monde sont des vedettes qui viennent des universités les plus raffinées du monde, pour se délecter entre soi-disant maîtres de conférences, et pour jouir du mal au grand jour dans une véritable orgie de phrases creuses et ronflantes.
Ô civilisés qui trahissent la civilisation ! L’homme mauvais avait l’habitude de se cacher du monde civilisé ou d’être enfermé dans ses prisons. Désormais, c’est une célébrité parmi nous, une personne crainte et respectée qui se promène diététiquement allégée de scrupules comme de remords, menant toutes ses entreprises frauduleuses au vu et au su de tous, parce que le commun des mortels s’est habitué à sa vilenie sanguinaire.
Le mal était autrefois quelque chose d’horrible qui circulait dans les bas-fonds ; voilà qu’il est devenu monnaie courante sous nos nez incapables de sentir la pourriture.
C’est le funeste ennui de ces célébrités qui jette l’opprobre sur le commun des mortels, car jamais nos consacrés ne se sont autant ennuyés, jamais ils n’ont dilapidé de telles fortunes pour le simple plaisir d’écraser sans pitié. C’est cet ennui qui les pousse à s’amuser en cherchant la jouissance au sommet de la perversité. Puisque tous les calculs et toutes les classifications ont échoué, l’heure splendide des distractions les plus absurdes a sonné. L’un de ces amusements consiste déjà à vivre par anticipation, c’est-à-dire à mourir avant de vivre, à se projeter dans ce futur de mort au lieu d’affronter la vie dans sa réalité présente. Comme ils n’ont plus rien à faire ici-bas, ils se sont retranchés dans le futur. Ils sont bien plus occupés à anticiper ce que nous serons qu’à embrasser ce que nous sommes. Cette escroquerie qu’est l’homme du futur a non seulement terrassé l’homme du passé, mais elle a rendu impuissant l’homme du présent. Même le progrès a été laissé en arrière ; le seul horizon est ce futur fictif qui éblouit par les nouveautés à venir. Ce n’est plus le mariage du Ciel et de l’Enfer; c’est le mariage de l’Ennui et de ses Fictions.
Guido José Mizrahi
Buenos Aires, 30 mars 2023
(Traduction de l’espagnol par Erick Audouard)