Une note de bas de page
En pensant à l’intéressante situation qui est la nôtre, ainsi qu’aux vains efforts fournis pour ouvrir les yeux de notre prochain – sans autre prétention que d’ajouter une note de bas de page aux approches plus techniques –, il m’est venu à l’esprit que le sens populaire du verbe réaliser dit très bien ce qu’il veut dire. Quelqu’un souffre d’une illusion jusqu’à ce que, tout à coup, il réalise. Par là, on signifie qu’il retrouve la réalité et qu’il la voit enfin telle qu’elle est, sans qu’on puisse glisser une feuille de papier à cigarette entre la vision de ses yeux et l’idée qu’il s’en fait.
Les plus grandes illusions ne sont pas les mirages du désert ou les escamotages des prestidigitateurs. Les plus grandes illusions ont leur origine dans l’orgueil – qui nous faire croire plus grands que nous ne sommes.
L’orgueil se distingue de la vanité par la nature de cet aveuglement. Il va de soi que nous sommes tous orgueilleux et vaniteux, à un moment ou à un autre de chaque journée, bien qu’il soit assez difficile de l’être en même temps, car si le vaniteux est vil, il n’est pas crédule, contrairement à l’orgueilleux, qui l’est toujours. Le vaniteux peut tromper son monde, il garde toutes ses chances de se connaître lui-même. Quand il rajoute des talonnettes à ses chaussures et qu’il se fait passer pour plus grand qu’il n’est, il n’oublie pas qu’il est petit. Les autres l’ignorent, mais lui sait très bien qu’il doit ces quelques centimètres supplémentaires à l’astuce de son cordonnier – ce qui rend le capable de gratitude, au passage. De son côté, l’orgueilleux est celui qui croit dur comme fer à l’élévation de sa petite personne, même quand il est perché sur des talons qui ne doivent rien à ses efforts.
Contrairement à l’idée reçue, l’orgueilleux se rencontre en plus grand nombre que le vaniteux. Par exemple, il est celui qui, ayant reçu certaines injections et circulant avec un laisser-passer, se croit supérieur à ceux qui survivent sans ces artifices. Mais l’on doit rajouter qu’il est aussi celui qui se croit supérieur parce qu’il survit sans ces artifices. La supériorité étant le sentiment qu’il recherche avant tout, l’orgueilleux est de tous les camps et de tous les partis. Ce qui le caractérise, c’est qu’il s’illusionne systématiquement sur ce qu’il est et sur ce qu’il fait. Et il est tellement attaché à ses illusions qu’il préférera mourir plutôt que de réaliser qu’il s’agit d’illusions.
Car ces choses-là vont loin, très loin. Le jour où l’orgueilleux se réveillera en heurtant le plafond avec sa tête et en touchant des épaules les deux murs opposés de sa chambre, il pensera qu’il est devenu un géant pendant la nuit. Il croira qu’il est dans sa chambre, alors qu’il est dans un cercueil. Comme il ne se rendra pas compte que l’espace a rétréci, il s’imaginera que son être a pris des proportions extraordinaires. Sa poitrine s’enflera d’importance dans une boîte d’une étroitesse irrespirable. Et plus cette illusion se prolongera, plus il se rapprochera de la mort. Réaliser où il se trouve ne lui sera peut-être d’aucune aide, surtout si le cercueil est enfoui six pieds sous terre. Réaliser à quel point il s’est dupé risquera même de transformer sa douce agonie en terrible cauchemar, l’entraînant dans des gestes désespérés, comme se déchirer le visage avec les ongles ou se mordre les mains jusqu’à l’os. Mais la connaissance de soi est à ce prix. Et qui sait, peut-être saura-t-il implorer pardon, et peut-être lui restera-t-il encore assez de force pour crever le couvercle de l’orgueil et remonter à la surface où l’on respire le bon air vrai du bon Dieu.