à Benjamin Ferrando
La folie Treadwell
L’homme n’a pas compris la dignité à laquelle il a été élevé,
et en se comparant aux animaux sans raison
il s’est rendu semblable à eux.
Il s’accroupit devant la caméra. Il porte des lunettes noires, une chevelure blonde à la Prince Vaillant, et se met à parler. Derrière lui, à moins de cent mètres, deux grizzlis broutent dans l’herbe. Il les appellent « Ed » et « Rowdy ». Il parle de son amour des ours et se dit conscient du danger. Il nous explique comment se comporter pour devenir l’un des leurs. Il faut être un gentil guerrier. Il est un gentil guerrier. Il le répète plusieurs fois. Il veut se mettre dans la peau de l’ours. C’est l’ours qui aura la sienne.
Timothy Dexter, alias Timothy Treadwell, est un écologiste qui a passé treize étés près des ours du Katmai National Park and Preserve en Alaska. Lors de ses cinq dernières expéditions, il les a filmés et s’est mis en scène à leurs côtés afin d’alerter le public sur la nécessité de les protéger. En 2003, les restes en charpie de Treadwell et de sa compagne sont retrouvés non loin de leur campement. Deux ans plus tard, dans son documentaire Grizzly man, Werner Herzog raconte cette histoire sous la forme d’une enquête mêlant des extraits des prises de vues de Treadwell lui-même et des entretiens avec ceux qui l’ont connu. Dans sa déclaration d’intention, Herzog se reconnaît attiré par « l’extase humaine et le bouleversement intérieur », et se dit toujours « à la recherche d’une vérité profonde et mystique ». Les étendues du parc de Katmai sont absolument somptueuses, les informations livrées à travers plans et témoignages judicieusement montés ne sont pas moins captivantes. Mais ce que le cinéaste va rencontrer se situe à la fois en-deçà et au-delà de ses objectifs. Son œuvre ne biaise pas avec la réalité, elle la donne tout entière, étonnante et burlesque, dérisoire et tragique.
Treadwell est un athlète plein d’endurance, possédant un courage indéniable, ou une témérité extravagante. C’est aussi un grand gaillard aux manières efféminées, capable de confier à l’objectif ses troubles d’identité sexuelle avec une puérilité confondante. Tout à la fois mégalomane, mythomane et grand adorateur des Animaux, sa psychologie rappelle celle de Don Quichotte, un Don Quichotte qui aurait été soudain illuminé par une vocation de justicier écologique ; il se lance dans cette aventure chevaleresque avec la même folle exaltation que l’hidalgo : armé des plus nobles sentiments, il s’en va défendre les ours contre des ennemis imaginaires. Deux différences le séparent du personnage de Cervantès, et elles sont d’importance : d’abord, Treadwell a pris soin de filmer son imposture jusqu’à la fin; imaginons ce qu’aurait été l’autoportrait de Don Quichotte, Don Quichotte par lui-même au long d’une centaine d’heures vidéo. Ensuite, contrairement au Quichotte, Treadwell n’a jamais guéri de sa folie. Il est mort sans se connaître, il est mort sans reconnaître le mal dont son âme était rongée.
Dans ces messages de sensibilisation, Treadwell veut d’abord nous prouver que la férocité des ours est une simple vue de l’esprit. Ils sont bons, ces prédateurs millénaires de l’hominidé, ils sont bons comme lui-même est bon. Leur puissance destructrice n’est que propagande, fruit de la méchanceté de leurs victimes ancestrales qui ne se laissent pas manger sans regimber, on se demande pourquoi, puisque les ours ont besoin de nutriments vitaux. Avant l’arrivée de Tim Treadwell et d’Amie Huguenard, les grizzlis de la réserve de Katmai vivaient en paix ; leur régime alimentaire ne comprenait ni homme ni femme. A leur mort, on en compte deux de moins : celui qui les a commencés et celui qui les a finis, tous les deux abattus par les gardes. Le témoignage scientifique concret laissé par Treadwell sur cette terre se résume à ceci : l’ursus arctos horribilis n’est pas tendre.
Mais, si l’on met de côté cette ironie, quelle est la vérité profonde de l’homme Timothy Treadwell ? Qui est ce triste garçon qui donne des sobriquets de cartoon à des bêtes sauvages d’une tonne et trois mètres de haut ? Qui est ce nigaud zoophile, ce schpountz yankee qui leur envoie des petits bisous et qui s’adresse à eux comme à des copains de crèche ? Il faut savoir que Treadwell a causé beaucoup d’ennuis aux gardiens de la réserve de Katmai. Contrairement à ses propres déclarations, il fut tout le contraire d’un gentil guerrier, d’un naturaliste transparent, autonome et discret. Les gardiens du parc, sans cesse obligés de tenir compte de sa présence, de veiller à sa sécurité, lui fournissaient conseils et matériel : ils furent, eux, les vrais gardiens de leur frère. Treadwell, lui, n’avait de frères que chez les plantigrades, et il a obtenu du gouvernement des hommes qu’il déclarait haïr tout ce qu’il est possible d’obtenir d’un gouvernement qui tolère ceux qui le haïssent. Il a reçu un traitement de faveur, comme un S.D.F volontaire à l’égard duquel la société se serait montrée plus que généreuse. On le toléra, et il se comporta en fils ingrat à l’égard d’un père trop laxiste. Sa quête invasive d’attention, ses prétendues manœuvres de sauvegarde, ont été une véritable nuisance pour les rares visiteurs de la péninsule: il s’en prenait souvent à eux en poussant des grognements et en mimant l’ours en colère… Apôtre de l’ursidé, il se voulut son seul authentique compagnon. Outre le fait que les grizzlis n’avaient aucunement besoin d’être gardés, l’étant déjà, son absence totale d’introspection et son égotisme monstrueux l’ont toujours empêché d’admettre qu’il représentait une gêne pour les autres, hommes et ours compris : avec quelle patience, pendant treize ans, ces derniers ont supporté le retour de ses pantomimes hystériques et des exclamations nasillardes de sa petite voix de fausset! De plus, en habituant des animaux sauvages à sa présence humaine, il représentait un réel danger pour leur survie future. Mais Treadwell est cet individu terriblement moderne dont les désirs et les fantasmes ne connaissent pas de limites. Un individu qui a perdu le sens de la bonne distance : distance avec le monde des hommes, distance avec le monde animal. Les hommes le lui pardonnent ; les animaux sont moins cléments.
Bien que Werner Herzog prenne soin d’étayer le fil du récit de quelques réticences à l’égard de Treadwell, il laisse s’exprimer dans toute sa crudité cette incroyable innocence, cette innocence criminelle, cette nouvelle innocence qui gagne aujourd’hui les masses. Treadwell n’est pas un original hanté par un grand désir d’absolu et qui n’aurait commis que quelques fatales erreurs d’appréciation. Ce qui saute d’abord aux yeux, ce n’est pas son originalité, ni sa maladresse, mais sa platitude et son conformisme nombriliste. Esclave de son temps en toutes choses, ignorant les frontières de la nature et de la culture, il franchit avec la même allégresse celle du genre masculin et du genre féminin. Physiquement, dans son langage, sa gestuelle, ses coquetteries, son souci de sa coiffure ou de la couleur de ses bandanas à l’image, Treadwell caricature une génération d’androgynes obsédés par leur apparence. Intellectuellement, il est le porte-parole de cette bouillie indifférenciée, une sorte d’éco-queer qui au mieux prête à rire, au pire fait froid dans le dos. Conformiste et nombriliste, il l’est jusque dans ses exigences, ses explosions de rage, caprices d’un petit dieu. Car ni la vie d’ermite saisonnier, ni le rôle d’étudiant patient du comportement animal ne lui suffisent : il veut plus. Il veut ce qu’on ne peut exiger : la reconnaissance, l’admiration, la célébrité. Sa naïveté est une naïveté redoutable, celle de la pathologie maniaco-dépressive contemporaine, ce narcissisme misanthropique, cette misanthropie narcissique qui dit à chaque seconde : « Regardez-moi comme je vous hais! Regardez-moi comme je vous fuis ! ».
Il y a autant de surenchère que de chantage là-dedans. Car le rejet ostentatoire des autres est l’incarnation d’un besoin pathologique du regard de l’Autre. Et Narcisse-Alceste Treadwell, qui aspire à se fondre dans le Grand Tout, qui cherche à diluer son énorme ego dans le cosmos, se rapproche du néant avec la dilection de celui qui se sait regardé. Il s’hypnotise avec sa propre hypnose. Si le néant prit finalement l’aspect des mâchoires du grizzli n°141, authentifié comme son assassin, c’est presque un hasard : en réalité, Treadwell a été broyé par les mâchoires de son propre piège. 141 est l’alibi de sa volonté d’auto-destruction.
Un passage émouvant, ou navrant, – l’ambivalence ne vous lâche pas -, montre les larmes de Treadwell devant le cadavre d’un bourdon. Le bourdon vient de mourir sur la fleur qu’il butinait : une agonie dans le pollen, en pleine extase sucrée, qui n’est pas sans rappeler l’overdose à laquelle notre ex-surfeur a lui-même réchappé d’un cheveu avant de passer à l’écologie. Sa fin le prouve, la mort par overdose était la vérité de sa quête : Timothy Treadwell trépassa d’un excès d’ours. Ainsi le grotesque et le ridicule se mêlent à l’atroce et à l’affreux. Un suicide n’a rien d’exaltant, surtout lorsqu’ il est préparé en toute inconscience. Au bout du compte, on ne peut se défaire de l’impression d’avoir vu une grande andouille faire tout un tas de chichis pour qu’un grizzli, de guerre lasse, consente à le déféquer au bord d’un ruisseau.
Dans une séquence de génie, les images d’un glacier vu d’hélicoptère alternent avec la présentation des parents de Timothy. L’abrupte immensité des crevasses polaires et le confinement d’un tiède intérieur petit-bourgeois s’opposent l’une à l’autre dans un choc thermique d’une grande puissance. On commence par découvrir le couple de Val et Carol Dexter posant côte à côte devant leur jolie petite maison de Floride, avec son petit garage, sa petite couronne de fleurs séchées suspendue à la porte, sa traditionnelle bannière américaine ; à leurs pieds, un jardinet, des lapins en céramique dans une brouette miniature sur le flanc de laquelle on peut lire « Garden Tour 5 ». On pense inévitablement à Orson Welles et au « Rosebud » de Citizen Kane. On retrouve papa et maman Dexter assis sur un canapé dans le salon, installés dans le ventre étriqué, confortable et mou de la middle-class mondiale. Un gros nounours en peluche, celui-là même qui a accompagné Timothy dans son campement jusqu’à son décès, est posé sur les genoux de sa mère. Les Rosebud se multiplient jusqu’à ce que cet espace pavillonnaire niaiseux et sur-meublé paraisse mille fois plus oppressant que les montagnes grandioses de l’Alaska ; tout à coup, le vaisselier, les assiettes peintes aux murs et les motifs floraux bondissent de l’écran avec une virulence, une agressivité, un pouvoir de tuer qui surpassent en intensité les canyons de glace et les coups de griffes du Katmai. On comprend la fuite de Treadwell, mais vient aussitôt la question plus profonde : Treadwell a-t-il fui cet intérieur, ou en est-il le simple produit ? Son âme a-t-elle rejoint de grands espaces à son image ou n’est-elle que la manifestation d’une éducation dégénérée ? Les extraits de films familiaux en super 8 accompagnent le récit des parents : le petit Tim fait joujou avec son écureuil Willy sous les yeux énamourés de sa mère qui admet avoir toujours été très gâteuse avec les animaux, plus que n’importe qui. Les animaux sont donc les premiers jouets de Tim, des objets de désir et de projection personnelle, et il est raisonnable de penser que ses éducateurs n’ont jamais pris la peine de le renseigner sur les distinctions éthiques élémentaires qui rendent possibles une vie d’homme. Le secret des aberrations treadwelliennes n’est pas si mystérieux : toute son enfance, toute son adolescence, semblent avoir baigné dans un climat de tendresse fusionnelle, de frictions contre-nature et d’amour incestueux.
D’autres révélations suivent : installé en Californie à 20 ans, après un passage à l’université et quelques mauvaises fréquentations, Timothy Dexter prend un agent ; sur son conseil, il change de nom afin de faire une carrière à la télé. Il se fait passer pour un orphelin venu d’Australie. Après avoir joué dans une ou deux sitcoms, il échoue lors du casting de Cheers, une série très populaire dont la scène centrale se trouve être un bar branché éponyme. Ainsi, le grand rêve de Tim, son envie première et fondatrice était d’être une vedette, une starlette du petit écran dans un décor mondain typique. Bien avant de « changer de camp », il s’est rêvé en icône de l’hyper-urbanité. Il était prêt à tout pour donner la réplique à ses idoles, il aurait accepté de simples apparitions, mais on l’a refoulé, comme tant d’autres. Pour la première fois de son existence, il a éprouvé quelque chose d’authentique : la frustration, qui est la résistance du réel aux fictions du désir. Son petit monde s’est effondré. Il a sombré dans l’alcool et la drogue. Au bord de l’abîme, l’idée lui est venue de tout abandonner et d’émigrer auprès des ours, dans la nature sauvage. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, cette soudaine illumination ne diffère en rien de son désir initial. Il ne s’agit pas d’une conversion : d’un abîme à l’autre, il y a continuité parfaite. L’idée de s’adjoindre une caméra et de se mettre en scène parmi les ours est le couronnement de son envie de succès. En s’isolant pour se filmer au milieu de paysages intacts, entouré de partenaires aussi dangereux que muets, il a compris qu’il pouvait s’octroyer le rôle principal, et prendre sa revanche contre l’humiliation subie à Hollywood lorsqu’il mendiait des rôles secondaires. Ses monologues bavards vont vanter ses propres actions et sa propre valeur, capter l’attention du public, le séduire, le subjuguer. Seul humain dans le cadre, il réalise enfin le délire de sa pauvre âme perdue, celle d’un enfant gâté, gavé d’images télévisuelles et d’idées fausses. Il est le scénariste, le réalisateur et l’acteur d’une sitcom kamikaze à sa gloire.
Ce que nous dit Werner Herzog c’est de nous abstenir de le juger. Ne lui jetons pas la pierre, à cette andouille, elle risquerait de nos revenir en pleine figure. Si Herzog est le plus grand cinéaste vivant, c’est qu’une forme de grâce irrigue tout ce qu’il fait, principalement parce qu’il sait très bien qu’il est vain, sinon condamnable, de condamner ceux qui se condamnent eux-mêmes. On peut même trouver une certaine grâce à Treadwell, une grâce équivoque, une grâce hirsute, toujours enténébrée par l’ombre de sa mort épouvantable. La grâce de la disgrâce est l’objet d’Herzog depuis près de cinquante ans. L’accuser de complaisance à l’égard de Treadwell, c’est refuser de voir jusqu’au bout ce qu’il montre, c’est confondre Cervantès avec ses personnages. La profonde ambiguïté de Grizzly man est notre propre ambiguïté ; son malaise est notre malaise. Le voir suffit, le voir vraiment. Si nous ne comprenons pas la leçon de ces ténèbres, c’est que d’une façon ou d’une autre, nous continuons d’être fascinés par elles.
Car nous ne sommes pas très différents de Treadwell. Son histrionisme fait loupe, et sa fragilité mentale révèle des failles plus collectives. Cette fragilité parle d’un rapport en grand péril, le rapport au prochain, – ce prochain avec lequel nous ne savons plus entrer en communion et sans lequel nous ne pouvons pas communier. Elle parle de l’isolement et de l’indifférenciation insensés auquel les hommes se réduisent dans leur désir d’être eux-mêmes, dans leur projet d’être différents, uniques, originaux. Elle nous parle aussi de ce qui arrive aux hommes quand ils oublient qu’ils sont les héritiers du péché d’Adam et que la nature n’est plus l’Eden que ce péché a souillé. On peut avoir la nostalgie du Paradis Terrestre ; vouloir y revenir contient un châtiment. A mesure que les hommes détruisent leur environnement, à mesure qu’ils perdent contact avec la réalité, ils inventent de toutes pièces une nature illusoire, purement fantasmatique. Ils falsifient le réel, ne pouvant supporter ce qu’ils en font. La maladie dont Treadwell est le nom se répand parmi nous sous la forme d’une idolâtrie générant ses propres mythes. Cette mythification rejette d’un côté le monde humain comme nuisible en soi, sacralise de l’autre le monde sauvage, vu comme un territoire idyllique que le moindre contact avec la civilisation serait destiné à corrompre. Si l’histoire de Timothy Treadwell n’est pas complètement absurde, si elle signifie quoi que ce soit, c’est bien la confusion désastreuse et le besoin de se mystifier qui fleurissent sur la décomposition des sociétés occidentales.
On ne comprend rien au bric-à-brac qui encombre le cerveau des prêtres de la Terre-Mère si l’on n’identifie pas l’inversion qui en est le noyau central. Les nouveaux imams écologiques comptent parmi les grands faux-prophètes de notre temps. S’auto-investissant d’une mission de sauvetage, ils partent en guerre contre les hommes en prêchant le Coran de la verdure ; ce faisant, ils attribuent à la nature une sagesse dont elle est naturellement dépourvue. Le monde sauvage n’a aucune philosophie en soi, hormis la sauvagerie : la nature est la nature, et c’est tout. En tant que telle, elle ne peut inspirer aucun culte, parce qu’elle n’a aucune morale, ne professe aucun respect, ne fonde aucune pitié. Son harmonie première ayant été brisée, elle fonctionne sur la destruction implacable du faible par le fort. En sanctifiant son perpétuel et brutal holocauste, en prenant la loi de la jungle pour la loi divine, les amoureux des bêtes rejoignent ce qu’ils croient fuir, à savoir les aspects les plus meurtriers de la culture humaine.
L’histoire de Treadwell est l’histoire du spectacle médiatique dédoublant l’inextricable intrication d’illusions, de mensonges et d’erreurs dont nous nous berçons nous-mêmes. Et la morale de l’histoire, c’est que le monde ne sera pas colonisé par le faux sans conséquences. Plus on fuit la Vérité, plus elle se rapproche. Plus on s’en affranchira, plus le retour de bâton sera terrible. La négation de notre propre violence déchaîne une barbarie infinie. Tel est le paradoxe ultime du syndrome treadwellien. Frère Treadwell, drôle humain, tu fus des nôtres. Là où se trouve aujourd’hui ton âme, elle sait qu’il y a quelque chose de cruellement cocasse dans le destin de l’humanité. Qu’elle le déplore ou qu’elle en rie, elle ne pèche plus.