L’usage de l’analogie – chose aussi nécessaire que pertinente dans le jugement historique – a malheureusement le don de déraper dans les formes les plus fausses.
Lorsque la civilisation antique s’effondra, cet effondrement fut accompagné par l’infiltration d’auxiliaires barbares dans les armées romaines, par l’installation de Barbares sur les terres romaines (en petit nombre sans doute) et, à l’intérieur de certaines provinces, par des irruptions de hordes barbares souvent dévastatrices mais généralement non permanentes.
C’est la présence de ces éléments étrangers, jointe à la perte progressive de tant d’arts, qui conduisit à parler d’« invasions barbares », comme s’il s’agissait de la cause principale de ce qui n’était, en réalité, que vieillesse et fatigue d’une ancienne société.
Sur le modèle de cette conception, des hommes qui s’inquiétaient de la dissolution de notre propre civilisation, ou qui constataient sa corruption, se sont demandé de quel endroit viendraient ces fameux Barbares qui signeraient sa ruine définitive. La première idée, la moins savante et la plus évidente, fut celle de l’invasion de l’Europe par l’Orient. Une telle idée ne nécessitait aucune érudition, ni même aucun humour ; elle fut largement adoptée, et elle était ridicule. D’autres, un peu plus conscients de la réalité, pensèrent que « les Barbares qui devaient détruire la civilisation européenne se reproduisaient d’ores et déjà dans les conditions épouvantables de nos grandes villes ». De fait, il y avait là une demi-vérité, car si la dégradation de la vie humaine dans les vastes agglomérations industrielles de l’Angleterre et des Etats-Unis n’est pas la cause de notre déclin, elle en est très certainement un symptôme éclatant. Ajoutons que la société industrielle, d’une façon notable aux Etats-Unis ainsi qu’en Allemagne, se reproduit invariablement à partir des types les plus mauvais et les plus dégradés, tout en augmentant très vite en nombre.
Cependant, la vérité est qu’aucune explication de ce genre ne suffira jamais à rendre compte des causes de la décadence d’une civilisation. Pour que le Barbare puisse apparaître en son sein, sous quelque forme que ce soit, il faut qu’une civilisation se soit déjà affaiblie auparavant. Si elle ne peut absorber ou expulser un élément étranger, c’est que son organisme a vieilli et que ses facultés de digestion et d’excrétion se sont perdues ou détériorées ; celui qui voudra restaurer une société au bord de la chute devra s’occuper de la nature interne de cette société, bien plus que des dangers externes ou des facteurs de péril purement mécaniques et numériques qu’on peut y découvrir.
Chaque fois que nous cherchons « le Barbare » – que ce soit dans le déclin de notre propre société ou dans celui de quelque société passée, dont nous étudions le destin historique – nous cherchons un effet visible de la maladie, au lieu d’en identifier la source.
Bien sûr, le repérage de ces effets visibles demeure instructif, puisqu’il est impossible de diagnostiquer la maladie sans en avoir d’abord un aperçu extérieur. Un homme moderne est donc en droit de se demander où se trouvent les Barbares qui feront effraction dans notre héritage, ou qui, du moins, accompagneront de leurs triomphes la destruction de la Chrétienté – si une telle chose est permise – quand bien même ces Barbares ne pourraient en être tenus pour responsables.
Le mot « Chrétienté » évoque d’emblée le sujet essentiel de cette curieuse spéculation. Que l’érudit aime ou déteste, adopte ou rejette, admire ou ridiculise le credo religieux de l’Europe, il doit, en tout état de cause, reconnaître deux vérités historiques primordiales :
1) Ce credo que nous appelons la religion chrétienne a été l’âme et le sens de la civilisation européenne pendant la période de son existence active et unie.
2) Partout où, n’ayant pas su réagir contre sa propre décadence, la religion caractéristique d’un peuple finit par disparaître dans une dernière catastrophe, ce peuple perdit son existence collective dans la foulée.
La passion a tellement remplacé la raison en matière de connaissance que de simples vérités de ce genre, dont toute l’histoire témoigne, sont désormais acceptées ou rejetées par les goûts personnels du lecteur, plutôt que par son accord ou son désaccord rationnels. Si nous oublions un instant ce que nous désirons en la matière, et si nous considérons simplement ce que nous savons, nous admettrons sans hésiter les deux propositions que je viens d’énoncer. Ce n’est pas par accident ou de manière superficielle que la Chrétienté a été chrétienne, mais à travers une liaison profonde, substantielle, formatrice – tout comme un Anglais est anglais, et tout comme un poème est informé par une structure rythmique définie.
Quant aux sociétés, il est également vrai qu’un signe de leur fin – et sans doute le facteur décisif de cette fin – est à chercher dans la dissolution de cette chose morale causale qu’on appelle leur philosophie ou leur credo.
Et c’est à ce moment que nous découvrons la première incursion du Barbare.
Notez d’abord que, dans le péril qui menace la société anglaise actuelle, il n’existe aucune alternative positive à l’ancienne tradition philosophique de l’Europe chrétienne. Cette société n’a rien d’autre à proposer qu’une série de négations, souvent contradictoires, mais toutes alliées dans leur aversion commune à l’égard d’une certitude fixe en matière de morale. Ce processus est allé si loin que le fait d’écrire ceci publiquement – sans même aller jusqu’à défendre en soi le credo de la Chrétienté, mais en se contentant de rappeler sa place historique et d’affirmer que l’agression considérable qu’il subit aujourd’hui est symptomatique de la dissolution de notre société – a quelque chose de téméraire et d’incongru.
Il s’agit ensuite d’examiner les effets secondaires, afin de voir comment certaines institutions fondamentales, qui engendrèrent à la fois le long développement de l’Europe et son identité propre, se trouvent désormais attaquées, en identifiant la nature de l’attaque.
Un imbécile présentera volontiers le changement, qui serait la loi de la vie, comme une simple question de degré ; et il soutiendra que, puisque nos institutions ont toujours évolué d’une façon ou d’une autre, leur disparition même pourrait avoir lieu sans la perte de tout ce qui, dans le passé, constitua l’essence de notre moi. Mais un tel argument n’a aucun poids pour l’observateur sérieux. Ce qui est sûr, c’est que si les institutions fondatrices d’une cité politique ne sont plus considérées comme fondamentales par ses propres citoyens, cette société se trouve sur le point de passer par le genre de changement total que nous appelons mort dans un organisme vivant.
Or, l’attaque moderne contre la Propriété et le Mariage – pour ne prendre que deux institutions fondamentales de la culture européenne – est précisément de cette nature. Le péril n’est pas que certains hommes attaquent l’une ou l’autre de ces institutions et qu’ils leur dénient le droit moral d’exister. Le péril est plutôt que, tout autant que ceux qui les attaquent, ceux qui les défendent considèrent comme allant de soi la relativité, l’artificialité, le caractère accessoire et contingent de ces institutions qu’ils sont en apparence soucieux de soutenir.
Voyez comment le mariage est défendu. A ceux qui voudraient le détruire en invoquant ses inconvénients et ses drames, on ne répond plus que, bon ou mauvais dans les faits, le mariage est un absolu et qu’il est intangible ; on répond qu’il est commode, ou utile, ou nécessaire, ou simplement traditionnel. Plus significatif encore, alors que la terminologie de l’attaque a migré sur les lèvres de la défense, le contraire n’est jamais vrai : ceux qui s’opposent au mariage – ils sont en grand nombre dans l’Angleterre moderne – ne diront jamais qu’il s’agit d’« un sacrement », mais combien de ceux pour qui le mariage est encore un sacrement seraient capables de renoncer au jargon pseudo-scientifique de leurs adversaires ?
La menace qui pèse sur la propriété est du même ordre. Qu’il soit urgent de restaurer la propriété et qu’il soit juste que la plupart des citoyens en bénéficient, qu’elle soit normale pour la famille européenne dans son état sain, tout cela nous l’entendons de moins en moins. En revanche, nous l’entendons de plus en plus être défendue – même quand sa forme est morbide ou son usage injuste – comme une sorte de nécessité ou de convention factuelle, comme un « truc » qui assure une plus grande stabilité à l’État, ou comme un simple pouvoir capable de briser de manière tyrannique ceux qui s’y opposent. Cette façon de voir est présente dans bien d’autres domaines mineurs; sous sa forme la plus grotesque, elle défie l’exactitude des mathématiques ; sous sa forme la plus vicieuse, elle brouille le développement clair et naturel de la raison humaine.
Le Barbare d’aujourd’hui est aussi fier qu’un sauvage coiffé d’un haut-de-forme lorsqu’il touche à la science et se met à parler de « l’univers elliptique » ou « hyperbolique », ou quand il essaie de se représenter des lignes droites parallèles qui convergent ou divergent mais ne font jamais rien d’aussi trivial et d’aussi démodé que de rester tout bonnement parallèles.
Quand il se qualifie lui-même de« pragmatique », le Barbare se croit supérieur au don de la raison, affranchi des lois de la logique, et donc tout à fait libre de prétendre que la définition, la limite, la quantité et la contradiction sont de petites choses enfantines qu’il a dépassées.
En matière d’art, le Barbare juge que la reproduction consciencieuse en couleurs et en traits d’une chose vue n’est pas digne de son intérêt, et qu’un flou d’ivrogne pour représenter la ligne, un ciel vert, un arbre rouge et une vache violette pour donner la couleur, sont les preuves suffisantes d’une grande peinture.
Le Barbare espère – et c’est sa marque – avoir le beurre et l’argent du beurre. Il consommera ce que la civilisation a lentement produit aux prix de générations de sélection et d’efforts, mais il ne se donnera pas la peine de remplacer ces biens et ne comprendra jamais la vertu qui les a fait naître. La discipline lui semble irrationnelle, c’est pourquoi il considérera toujours comme une chose étonnante, voire offensante, que la civilisation exige des prêtres et des soldats.
Le Barbare se demande quel sens étrange peut revêtir cette antique et solennelle vérité : Sine Auctoritate nulla vita.
En un mot, le Barbare se révèle partout dans ce qu’il ne peut pas faire ; dans ce qu’il peut embrouiller ou détruire, mais qu’il ne saurait en aucun cas maintenir ; et pour chaque Barbare, à chaque époque, dans le déclin ou le péril de toutes les civilisations, c’est très exactement ce qui s’est passé.
Nous observons passivement le Barbare, nous le tolérons ; nous permettons même à nos esprits blasés de jouer avec les drogues de la nouveauté pour la sensation de fraîcheur qu’elles suscitent, même si nous savons qu’elles n’apportent rien de bon et qu’elles se dispersent aussitôt dans une stérilité complète. Dans les longues périodes de paix, nous n’en avons pas peur ; l’irrévérence du Barbare nous titille, sa manie d’inverser nos vieilles certitudes et de bousculer la fixité de nos croyances nous paraît comique : nous rions. Mais pendant que nous rions, nous sommes observés par de grands et terribles visages de l’au-delà : et sur ces visages, il n’y a pas de sourire.
Il n’en reste pas moins qu’il existe une raison valable de regarder le Barbare, un intérêt qui contient une leçon. Cet intérêt ne se trouve pas dans l’amusement que l’on peut tirer de ses pitreries, mais dans la question majeure de savoir s’il va réussir ou non, s’il va se multiplier ou péricliter. Le Barbare n’étant pas une cause ou un agent – je le répète –, mais un simple symptôme, c’est précisément en tant que symptôme qu’il doit être observé. Ce n’est pas lui, dans son ignorance et son impuissance, qui saurait découvrir le pouvoir de désintégrer le corps de la Chrétienté ; mais si nous le voyons triompher un jour, alors nous pourrons être certains que ce corps aussi grand qu’ancien, par des causes beaucoup plus vastes et beaucoup plus profondes que celles qu’un Barbare serait en mesure de contrôler, lui offre un terrain propice et lui fournit sa subsistance. Et cela reviendra à dire que nous sommes en train de mourir.
Hilaire Belloc
“The Barbarians”, This That and the Other (1912)
Traduit de l’anglais par Erick Audouard, qui remercie Benjamin Ferrando[1] de lui avoir fait découvrir ce texte en langue original
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[1] Traducteur des ouvrages d’Hilaire Belloc : Les Grandes Hérésies chez Artège, et La Restauration de la Propriété, aux éditions Perspective Libres (2022).