Réponse
à Michel Houellebecq
J’ai seulement reçu mission de vous le dire, pas de vous en convaincre.
Bernadette Soubirous
La provocation est une action qui navigue quelque part entre le défi, l’insulte et la calomnie. Lorsqu’on provoque, il faut beaucoup de doigté pour maintenir ce que le défi a de noble contre ce que l’insulte et la calomnie ont d’insane ou de répugnant. Michel Houellebecq aime provoquer. Manifestement, il manque de doigté.
Dans un article paru en anglais en juin dernier, The narcissistic fall of France[1], il expose ses raisons de penser que notre pays et ses habitants occupent une place à part dans le suicide de la civilisation occidentale. Ces raisons ne sont pas toutes très claires ; certaines sont contradictoires, d’autres n’ont tout simplement aucun sens. Le propos général est une sorte de charge contre les Français, auxquels il reproche d’être des fanfarons qui ne sont pas du tout prêts à se battre contre ce qu’il appelle le « terrorisme islamique ».
Après l’avoir lu, nous n’avons pas appris grand-chose, sinon que l’auteur reste ce qu’il a toujours été, un sceptique convaincu. Le plus curieux est qu’il place son article sous les auspices de Blaise Pascal, qui s’opposa farouchement à la conviction des sceptiques.
Je n’ai pris le cas de Michel Houellebecq que parce qu’il incarne à la perfection le fatalisme nauséeux du sociologue contemporain, qui ne se rend jamais nulle part mais qui est déjà revenu de tout. Il ne cherche plus la vérité : il l’a déjà goûtée et elle ne sent pas bon. Tout ce qui contredit ce diagnostic n’est qu’illusion.
Il est vain d’argumenter contre la malhonnêteté et la mauvaise foi. Pourquoi ? Parce que la malhonnêteté et la mauvaise foi ne s’appuient pas sur la dialectique ou le bon sens, mais sur les préjugés du temps et le degré de séduction de ces préjugés auprès des foules ; elles comptent sur la force des choses pesantes et basses en niant la réalité de celles qui ne le sont pas. A celui qui nie massivement l’évidence, on ne peut qu’opposer des évidences massives. C’est ce que nous allons faire.
Mauvaise foi carabinée
Au terme de l’article, se trouve cet axiome loufoque qui motive notre réponse : « Les Français vont-ils prendre les armes pour défendre leur religion ? Ils n’ont plus de religion depuis longtemps ; et de toute façon, leur ancienne religion est du genre où l’on offre sa gorge à la lame du boucher ».
Je souligne la dernière partie de la phrase ; elle est tellement fantaisiste qu’elle mérite qu’on s’y attarde un instant. Quelle est cette « ancienne religion » dont il veut parler ? La religion chrétienne ? Immédiatement, sans avoir à réfléchir beaucoup, quelques questions innocentes viennent à l’esprit :
La Chevalerie était-elle une institution inca ?
Jeanne d’Arc était-elle de confession juive ?
Richard Cœur de Lion était-il un bouddhiste tibétain ?
Simon de Montfort, un chaman iroquois ?
Avant la bataille de Muret, Domingo de Guzmán a-t-il béni des soldats versés dans le totémisme cannibale ?
La Reconquista s’est-elle faite au nom d’un démon vaudou ?
Les Conquistadores adoraient-ils des divinités esquimaudes ?
…
Cette liste pourrait se prolonger indéfiniment jusqu’aux boucheries de 14-18, où se jetèrent les Péguy, Psichari, Malaparte, Bernanos et quelques autres centaines de milliers de combattants qui n’étaient pas – que je sache – des fidèles de Moloch ou de Baal Hammon ; elle pourrait se poursuivre jusqu’aux dynamiteurs cristeros qui ne portaient pas des serpents à plumes autour du cou et n’ont jamais crié – si je ne me trompe – « ¡Viva Quetzalcóatl Rey! » ; elle pourrait inclure leur effectif de 25 000 mexicaines en armes qui ne priaient pas – sauf erreur de ma part – pour les bonnes grâces de l’affreuse Artémis polymastos.
Il y a des gens dont l’obédience me paraît infiniment plus sombre et ténébreuse, ce sont les sociologues et les intellectuels contemporains. La plupart d’entre eux sont incapables de recharger un fusil, mais ils sont très occupés à se ménager les faveurs des idoles en vogue. Ils sentent que ces idoles ne les protègent plus, et ils ont peur d’être privés d’accès à leurs mamelles. Ils aimeraient continuer à téter tranquillement le lait de l’iniquité. Cette agréable perspective semblant compromise, leur inquiétude grandit. Ce n’est pas nous qui nous en plaindrons.
Comme il fallait s’y attendre, ce sont les mêmes qui font grief à l’Eglise d’avoir voulu délivrer Jérusalem pendant des siècles et qui se lamentent que l’Eglise ne lève plus d’armées. Ce sont les mêmes qui blâment les catholiques d’avoir défendu l’intégrité de la foi contre la folie des hérétiques et qui se mettent à regretter la désintégration de la foi. Ce sont les mêmes qui dénonçaient hier les idéaux bellicistes et qui déplorent aujourd’hui leur absence.
De deux choses l’une : soit ils ne s’en rendent pas compte, et ils sont stupides, soit ils s’en rendent compte, et ils sont menteurs. Combien de temps s’amuseront-ils encore à ce petit jeu qui consiste à rajouter un crachat sur un vomi ? Il y a certainement des choses que l’offense oblige à se relever, mais si vous avez vomi votre religion, rien ne vous autorise à jeter la pierre sur ceux qui l’ont vomie comme vous.
A travers cet exemple de crapuleuse désinvolture, il est possible de toucher à des malentendus plus profonds, qui brouillent toute polémique avant même qu’elle ait lieu. Prenons-en un, presque au hasard. Lorsqu’un athée se demande si les chrétiens défendront leur religion, il commet l’erreur ordinaire de ceux qui ne savent pas ce qu’est le religieux. Ceux qui ne savent pas ce qu’est le religieux abordent toujours la question sous une forme passive. Les âmes passives et paresseuses ont coutume de conjuguer à l’envers, c’est à ça qu’on les reconnaît. Elles attendent quelque chose de la religion, alors que la religion exige de donner tout ce qu’on a. On défend bel et bien son pays, on défend bel et bien sa famille, et on défend bel et bien son potager contre une attaque de limaces ou une invasion d’orties ; mais à proprement parler, le chrétien ne défend pas sa religion. C’est sa religion qui le défend. Il lui donne tout ce qu’il a, et celle-ci l’arme du glaive de l’Esprit, du casque du salut, du ceinturon de la vérité, de la cuirasse de la justice et du bouclier de la foi. Voilà pourquoi il y tient tant. Que celui qui s’intéresse à cet équipement sache que Dieu a poussé la délicatesse jusqu’à chausser les pieds du chrétien d’un cuir de chamois tendre, afin de sauter au-dessus des abîmes d’un cœur joyeux.
Enfin, pour être en mesure d’apostropher les chrétiens sur leur manque de combativité, il faudrait être une réincarnation de Saint Louis ou de Bernard de Clairvaux ; il faudrait essayer de se mettre dans leur sillage, à tout le moins. Or il n’y a pas assez de ferveur dans le corps de Houellebecq pour faire la moitié d’une nonne.
Géopolitique ou brève de comptoir ?
Houellebecq parle de l’ISIS (DAESH) comme s’il s’agissait d’un groupe parfaitement défini dont il aurait vérifié lui-même l’existence. Il évoque les guerres du Proche-Orient comme s’il savait exactement qui y combat qui, avec l’argent de qui, dans quel intérêt et pour quoi. Il traite l’Islam comme s’il s’agissait d’un seul bloc sectaire et non d’une franchise insurrectionnelle à la carte, comme le communisme autrefois. Cette assurance doit lui venir de sa fréquentation de Bernard-Henry Lévy – lequel est, comme chacun sait, le plus fiable des informateurs de l’univers connu.
J’ai beau faire des efforts, je ne vois pas comment on peut mettre en balance les victimes européennes d’attentats (quelques centaines) avec les victimes de la machine à broyer financière, militaire et psychologique dans le reste du monde (des millions). Je ne vois pas non plus comment l’Islam menacerait l’Occident, puisque l’Occident se menace très bien tout seul. Et il fait plus que se menacer, puisqu’il s’autodétruit. Les progrès ambigus de l’Islam en France sont le fruit de nos divisons internes, faites de jeux électoralistes, d’imbécillité intellectuelle, de refroidissement humain et de complète hébétude mentale.
Cette réalité crée une sorte de flou panique dans le discours de notre auteur. Au fond, il se désole que les Occidentaux soient en train de passer à côté de l’occasion historique de s’unir contre un ennemi commun. Il voudrait sauver une moitié de l’humanité en versant le sang de l’autre moitié – qui voudrait faire exactement pareil. Mais il n’y a pas d’ennemi commun quand la seule chose commune est la destruction mutuelle. Il n’y a pas d’ennemi commun quand le plus grand ennemi de la race humaine est l’inhumanité de la race humaine.
Ce qu’est combattre
A propos de se battre, remarquons que le scepticisme ne figure pas au nombre des vertus guerrières. Un stratège, à la rigueur, peut se permettre un doute la veille d’une bataille décisive ; le moment venu, sa volonté devra se plonger dans le bain d’acier de sa décision, pour la rendre indestructible.
Il est excellent de douter de tout – et surtout de la souveraineté de notre propre raison –, mais on évitera de recommander l’exercice du soupçon pendant un corps-à-corps ; si vous commencez à remettre en cause la cause pour laquelle vous vous battez à la minute où vous devez vous battre, il y a peu de chances que vous résistiez aux premiers coups. Les indifférents – athées, agnostiques ou libertins – font rarement bonne figure au combat, et pour cause : ceux qui ne croient à rien n’ont rien à défendre.
Telle est l’éternelle condition du combat : être assez sûr que quelque chose est vrai, juste et bon, pour risquer sa vie en le défendant. Et l’aimer assez pour la perdre à son profit. Souvent, ce quelque chose est d’une simplicité enfantine. Chez les anciens Germains, les femmes flanquaient en masse l’arrière de l’armée ; lorsque leurs époux faiblissaient, elles prenaient leurs enfants et les tendaient à bout de bras, pour qu’ils se souviennent que leur défaite signifierait l’extermination de leur descendance. La légende dit que ce geste les rendait invincibles, ou presque.
« S’agirait-il alors d’une guerre pour défendre leur culture ? Leur mode de vie ? Leur système de valeurs ? De quoi parlons-nous exactement ? Et à supposer qu’il existe, vaut-il la peine de se battre pour lui ? Notre « civilisation » a-t-elle vraiment encore de quoi être fière ? » s’interroge Houellebecq, sans s’exposer à répondre, avec le sérieux d’un Hamlet comique qui n’attendrait même pas Laërte et la fin de la pièce pour s’allonger dans le tombeau d’Ophélie. En effet, il est difficile de savoir de quoi il parle exactement. Mais savoir d’où il parle n’est pas compliqué. Ce qui se passe avec notre romancier et ses semblables, c’est qu’ils ont perdu tout contact avec les vérités qui valent la peine qu’on meure pour elles. Ne s’étant jamais donner du mal que pour jouir, épanouir leur ego et servir leur carrière, ils n’ont pas reçu la certitude de celui qui sert une vérité plus grande que lui. La récompense de ce service, c’est l’espérance ; comme Houellebecq s’est servi au lieu de servir, il est juste qu’il en soit privé. On ne peut pas tout avoir.
De mon côté, j’ai un élément de réponse aux questions qu’il pose. Navré d’en faire l’aveu, mais si – au cours d’un combat sanglant, à bout de forces – je me retournais pour vérifier que ça vaut le coup et que je voyais la mère de Houellebecq me tendre son fils et la masse de son œuvre inféconde, le courage m’abandonnerait aussitôt. Et alors oui, sans aucune hésitation, j’offrirais ma gorge à la lame du boucher.
Statistiques, sondages, et père Noël
Le démographe Alfred Sauvy disait que les chiffres sont des êtres fragiles qui, à force d’être torturés, finissent par avouer tout ce qu’on veut leur faire dire. J’ajouterais qu’aujourd’hui, ce sont eux qui nous torturent pour nous faire dire n’importe quoi.
Ce qui saute tout de suite aux yeux, c’est que les sondages d’opinion émaillent les textes de Michel Houellebecq comme les pâquerettes un pré. C’est à la fois sa figure de style préférée et son principal argument d’autorité – deux usages auxquels les sondages se prêtent autant qu’un râteau à la peinture sur soie. Le seul signe de décadence chiffrée dont nous pourrions faire cas concerne l’indice de fécondité. Les Français – si tant est qu’une telle communauté nationale existe encore – font de moins en moins d’enfants. D’après l’indice, s’ils en font un peu plus que leurs voisins européens, ils n’en font pas assez pour assurer leur renouvellement à terme. Mais la « dénatalisation » d’un pays est un sujet trop important pour être traité ici : c’est le résultat d’une somme de faits humains fondamentaux, dont nous ne pouvons aborder qu’en passant certaines causes lointaines.
Houellebecq ne s’y arrête pas, d’ailleurs. Dans la foulée, il nous présente comme une donnée scientifique similaire que « 45% de Français croient à une guerre civile imminente ». D’où lui vient une telle conviction ? L’âme de la France serait-elle une de ses connaissances personnelles, qui lui aurait chuchoté ce chiffre à l’oreille ? Croire que « 45% les Français croient que… » témoigne d’une impressionnante crédulité, non seulement parce qu’il n’existe pas une totalité qui serait l’ensemble des croyances des Français (et croire qu’il y a des Français en fait partie, même si j’y crois personnellement), mais parce que rien n’est plus soumis au changement, au mensonge et à la manipulation qu’une « opinion ». Ce type de crédulité appartient au monde scientiste des médias, qui la partagent, l’entretiennent, la diffusent. Or, contrairement à ce que se racontent les journalistes, le monde des médias n’est pas le monde des hommes ; il n’en est pas non plus la représentation, ni la mise en scène : il en est la négation pure et simple.
Comme écrivain, Houellebecq a beaucoup musardé à la lisière de ces deux mondes. Sa principale caractéristique aura été d’introduire les statistiques et les sondages dans sa sociologie de romancier – pour étayer une expérience humaine d’une grande pauvreté. Ce faisant, il les aura aussi introduits dans sa prose – pour étayer une expérience du langage d’une pauvreté équivalente. Son succès commercial n’a pas d’autre origine.
Il est clair que le signe typographique du pourcentage joue un rôle purement rhétorique dans le discours journalistique. Mais de quoi est-il le signe psychologique ? Vu avec un regard d’enfant, ce % ressemble au croquis sommaire d’un moustique ou d’une mouche aux yeux globuleux, qui revient se cogner de façon obsédante à la fenêtre. Pour s’en débarrasser, il n’est pas utile d’écrire un bouquin dénonçant le triomphe de la quantité sur la qualité, ou sur le monde devenu nombre. Il suffit d’ouvrir la fenêtre, ou d’écraser l’intruse. Pour quelqu’un qui pense, l’usage des pourcentages est le degré zéro de la pensée. Chez quelqu’un qui écrit, c’est essentiellement une lâcheté démoniaque ; elle signale que la cervelle de l’écrivain subit une monstrueuse infestation de mouches – ces filles de Belzébuth.
Enfin, il est sûr qu’on ne peut avoir simultanément foi en la Providence et foi dans les sondages d’opinion. Il est même plus raisonnable de croire au père Noël qu’aux statistiques. Avec le père Noël, il y a de vrais cadeaux sous l’emballage ; on ne peut pas en dire autant avec les statistiques, qui n’emballent que du vent. Croire au père Noël est aussi plus sain.
Ce qu’on dit, ce qu’on fait
Si nous devions résumer la position de l’auteur de l’article, ce serait celle-ci : « Je vis au milieu de gens qui ne vont pas me défendre, alors qu’il ne compte pas sur moi pour les défendre… ». Ce si beau raisonnement – qui devrait être enseigné dans les écoles militaires – correspond à cet autre raisonnement implicite : « Je vis au milieu de gens qui ne font pas d’enfants, alors qu’on n’attende pas de moi que j’en fasse… » (Pour lui rendre justice, on devrait formuler ce non-dit avec toute la rigueur dont il fait preuve : “Ils ne font plus qu’1,81 enfant par femme, ils en faisaient quasi 3 dans les années cinquante, comment voulez-vous que je fasse tous les 1,19 qui manquent, à mon âge?”.)
Un jour, dans un entretien filmé avec Benoît Duteurtre, Michel Houellebecq a évoqué la honte qu’il éprouve pour Charles Péguy chaque fois qu’il tombe sur une page de ses écrits va-t-en-guerre et patriotiques. Vous avez bien lu : la honte. Il ne s’agit pas de parler de la naïveté et du chauvinisme de Péguy ; il s’agit de rappeler ceci : l’écrivain qui éprouve cette pieuse honte à l’égard d’un officier mort au feu est un célibataire qui a eu l’obscène sensiblerie d’élever un mausolée à son chien. Un chien qu’il avait prénommé Clément, comme si c’était son fils. Cela s’est passé en 2016 ; le mausolée se trouvait au cœur d’une exposition parisienne, dans le Palais de Tokyo, et il était ouvert au public (payant).
Lorsqu’on est soi-même une caricature terminale de la dégénérescence de l’Occident, on ne se moque pas du malheureux héros d’hier. On voit le paladin anachronique et boiteux qu’il fut, et on respecte l’élan, la bravoure, la témérité – égarement compris. Ceci n’est pas s’aveugler, mais faire preuve de décence.
Le pauvre Charles a échoué dans son effort d’imitation chevaleresque, mais toi, Michel, t’es-tu seulement efforcé d’imiter quoi que ce soit de noble, de grand, de dangereusement sublime ? Tu n’as rien raté de ce genre, parce que tu n’as même pas essayé – à l’image de beaucoup de tes contemporains qui ne sont même pas perdus, parce qu’ils ne sont jamais partis.
Ceux qui parlent le plus volontiers du « suicide de l’Occident » sont les suicidés et les suicideurs en chef. Si quelque chose doit commencer à changer, c’est notre tolérance à l’égard des personnes qui ne font absolument aucune des choses qu’ils reprochent aux autres de mal faire.
Malhonnêteté et lampe de poche
Un autre fait qui ressort avec éclat, c’est que Houellebecq résiste excessivement peu à la tentation du coup de pied de l’âne au vieux lion mourant. Comme nos sociétés ont condamné à mort quantité d’antiques félins traditionnels, qui se réfugient comme ils peuvent dans les marges de ce désert hostile, il a de quoi faire. Son attitude fait parfois penser au soupir de l’individu qui vient d’assister au lynchage d’un quidam depuis son balcon; il ouvre son frigo, se sert une bière et rote en pensant : “Ouais, c’est moche, mais il l’avait sûrement cherché…”. Entre deux coups de pied asinesques, Houellebecq nous confie que Voltaire et Jean-Jacques Rousseau sont fastidieux à lire. Il doit penser que ce qu’il écrit ne l’est pas. J’ai personnellement essayé sa poésie ; l’épithète « fastidieuse » n’épuise pas l’expérience d’une si phénoménale carence de don poétique.
Etait-il nécessaire d’invoquer Blaise Pascal pour dire que – « comme lui » – lorsqu’il regarde « de tous les côtés », il ne voit « que l’obscurité » ? Je ne le pense pas, comme je ne pense pas qu’on puisse se dire pascalien parce qu’on ne conçoit que des « motifs de doute et d’inquiétude ». C’est comme si l’on citait Saint Paul et son « épine dans la chair » dès qu’on a une écharde dans le pouce. Pascal voyait les ténèbres et il savait à quelle Lumière il devait la faculté de les voir : c’est une toute petite différence, qui change… à peu près tout.
En revanche, il est impossible de savoir par quelle opération d’optique l’écrivain contemporain réussit à voir si bien hors de lui, alors qu’il y fait aussi noir qu’en lui. On ne saurait voir quoi que ce soit sans un éclairage quelconque, même une lampe de poche. Je crains que la lampe de poche de Houellebecq ne soit bricolée de bric et de broc à partir d’autres cierges et d’autres flambeaux, dont les porteurs payèrent la cire et les flammes à sa place.
Dans le cas qui nous occupe, la malhonnêteté réside dans la confusion entre l’effet et la cause. Houellebecq est-il sceptique parce qu’il ne voit qu’obscurité alentour, ou ne voit-il qu’obscurité alentour parce qu’il est sceptique ? La seconde proposition serait la bonne, s’il ne n’y trouvait un autre petit subterfuge gênant. Pour l’honneur du scepticisme et de ses vertus, il importe de préciser que Houellebecq n’est pas un sceptique, mais un positiviste désappointé – autrement dit un adorateur de la Science et du Progrès, qui ne s’est toujours pas remis de la spectaculaire trahison de ses dieux. En tant que divinités intangibles, la Science et le Progrès sont tombés avec fracas, sans apporter le bonheur promis, et il en est inconsolable. Voilà des dizaines d’années que ses romans font leur miel de cette amertume. Le meilleur d’entre eux faisait le deuil du clonage et du transhumanisme – la religion de ceux qui ne savent pas mourir parce qu’ils ne savent pas vivre non plus.
Bien sûr, je sais que cette réponse ne sera pas lue par celui à qui elle s’adresse – pour peu qu’elle soit lue par quiconque ; s’il en avait été autrement, peut-être l’aurais-je rédigée dans un esprit plus charitable. Je lui aurais donné pour titre : « Encore un effort, Monsieur Houellebecq, si vous voulez être sceptique ! ». Car en vérité, son grand défaut n’est pas d’être sceptique, c’est de ne pas l’être assez. Il n’est pas croyant, mais il est incroyablement crédule. Il croit des choses qui ne mériteraient pas la vitalité dont le petit garçon crédite temporairement ses jouets inanimés. Il croit pouvoir se fier à ces choses parce que son pessimisme professionnel choisit toujours les mauvaises nouvelles plutôt que la bonne, et parce que, selon le préjugé commun de tous les cyniques, ce qui est vil et laid lui semble toujours plus réel que ce qui ne l’est pas.
Quelle élite ?
Au cœur de l’immense perdition collective et du consentement général à l’erreur (voilà un sujet pascalien qu’il eût été bienvenu d’aborder !), se trouve l’armée éclatée des rédempteurs quotidiens, des petits fantassins de la grâce, héritiers de temps anciens et pauvres témoins des derniers temps. Ils ne font pas que défendre une civilisation, ils portent en eux le principe sans quoi il ne saurait y avoir quelque chose comme l’idée d’une civilisation. Dispersés, isolés, opprimés, anonymes, couverts de la boue dont les ténèbres industrielles se plaisent à les salir, ils sont objets de haine, de mépris, de dérision. On considère ce qu’ils disent et ce qu’ils font comme d’ultimes déchets, raclures d’un dogme archaïque et violent. Ils se connaissent rarement, rarement se parlent, rarement s’entendent, mais de l’un à l’autre un lien perdure – ténu, coriace, invisible, éternel – ne serait-ce qu’un dernier cri.
Le vrai problème de Michel Houellebecq est que ce lien le laisse froid. Ou tiède. Il a toujours préféré les sacrifices télévisés au sacrifice eucharistique. Ses opinions sont en phase avec le public de voyeurs qui regardent les écrans et se scandalisent vaguement de l’ignominie qu’ils y voient. Il appartient à un monde de morts qui confondent la civilisation occidentale avec ce qu’elle est devenue, à savoir une barbarie occidentale, qui a mis sa civilisation dans des musées pour se dispenser d’en être une. Il appartient à un monde de fossoyeurs qui ne savent pas s’il faut rire ou pleurer sur le sort de ce qu’ils enterrent, car certains détails embarrassants laissent à penser qu’il s’agit de leurs propres funérailles.
En vérité, il ne manque pas beaucoup aux gens comme Houellebecq pour comprendre que la modernité ne peut pas se suicider, car la modernité est le suicide en soi. Mais il leur manque énormément pour reconnaître ce que l’humanité cherche à tuer en se tuant elle-même – qui est le rappel insupportable de son origine et de sa fin divine. Et il y a autre chose qu’ils ne sont pas près de comprendre, autre chose que nous, les modernes, ne comprenons plus depuis que la foule est entrée dans notre mentalité pour y imposer ses droits horribles. La vocation du christianisme n’est pas de sauver la modernité et ses cultes de masse. Le christianisme n’est pas la religion des foules. C’est une religion d’élite. Oserons-nous dire de quelle élite ? Oui. L’élite du premier venu qui ose affronter le monde avec d’autres moyens que ceux du monde.
[1] https://unherd.com/2021/06/the-narcissistic-fall-of-france/