Sur HAIL, CAESAR
Comédie d’une très grande finesse, particulièrement soignée, contenant quelques séquences d’anthologie, le dernier film des frères Coen se déroule dans les coulisses d’un grand studio hollywoodien des années trente. N’employons pas le mot chef-d’oeuvre, il est usé jusqu’à la corde, et ce n’est pas le plus important. Le plus important, c’est que cette farce se trouve être la meilleure apologie du christianisme qu’on ait filmée depuis longtemps.
Il s’agit du récit du tournage d’un péplum s’intitulant lui-même Hail, Caesar. Mais ce péplum a un sous-titre, et quel sous-titre: Tale Of The Christ. L’histoire du Christ et sa Passion, tel est le vrai sujet que se sont proposé d’aborder, l’air de rien, les deux sylphes moqueurs du cinéma yankee. Tandis que le gros de la critique française, professionnellement aveugle comme à son habitude, n’y voyait que du feu, Ross Douthat, du New York Times, a déclaré que “Hail, Caesar” était “le plus grand film catholique de la décennie“. Percevant toute la signification de l’allégorie peinte par les frères Coen, Douthat précise que le monde du cinéma et son star-system y représentent une image de l’Eglise Visible, c’est-à-dire du Corps du Christ… avec son bon pasteur, avec ses brebis égarées, avec ses pièges et ses tentations mortelles. Je m’en réjouis; c’est toujours une joie de n’être pas le seul à avoir des yeux.
Mais peut-on faire une apologie comique? se demandera-t-on. Après avoir vu le film, la question est: peut-on en faire une qui ne le soit pas?
Alors que l’ignorance du religieux atteint son comble dans les milieux dits cultivés, parfois même hélas chez les “croyants”, et que les proportions du pharisianisme collectif sont à la mesure des mensonges individuels, à savoir proprement démoniaques, la comédie se révèle de loin la façon la plus subtile et la plus juste d’évoquer l’Incarnation aujourd’hui.
Si la production hollywoodienne continue à tirer des fresques pompeuses et tout bonnement idiotes de l’Évangile, si certains cinéastes ne cessent de confondre le témoignage confessionnel avec l’ennui sinistre ou l’extase facile, -deux écueils contraires et symétriques-, de leur côté les frères Coen prennent tranquillement le spectateur à contre-pied en réalisant un drame drolatique sur la difficulté de représenter le Verbe incarné. Difficulté qui résonne naturellement et surnaturellement avec la difficulté d’incarner le Verbe. L’intelligence pyrotechnique avec laquelle ils jouent sur le thème, le raisonnement souterrain mené du début à la fin sans faiblir, culmine dans une scène où se détache d’une façon désopilante et lumineuse la question cruciale, qui est celle de la foi, – foi hermétique à tout discours qui se contenterait d’être un discours, c’est-à-dire une parodie de la Parole.
Il faut cesser de qualifier des films ou des livres de “chrétiens”: ce ne sont que des objets. Par ailleurs, être chrétien n’est pas appartenir à une clientèle, ni à une culture, ni même à une “civilisation”: être chrétien, c’est être un fait chrétien. En ce sens, ce film n’est pas plus “chrétien” qu’une pompe à vélo, mais il met en scène quantité de brillantes idées théologiques, que ce soit sur la frivolité et l’obéissance, sur l’argent et l’irresponsabilité, sur la facilité et la vertu, sur l’innocence et la corruption, etc., (nous ne les recenserons pas). Notons simplement que l’intrigue principale – un enlèvement suivi d’une demande de rançon-, est traitée avec une désinvolture trop manifeste pour ne pas être volontaire; l’essentiel se trouve dans les nombreuses métaphores latérales qui pleuvent comme la manne et dont certaines confinent au génie. Voyez par exemple ce notaire grave et bouffi signant des contrats qui l’engagent à prendre sur lui les fautes et les péchés des stars, – et se révélant conséquemment, ô miracle parmi tant de marionnettes évidées de l’intérieur, avoir pour métier d’être une véritable personne.
Tout le savoir, tout le talent, tout l’humour déployés jusque-là pour élaborer des univers tantôt inquiets et ambigus, tantôt absurdes et délirants, souvent sarcastiques jusqu’au cynisme et jusqu’au désespoir, les frères Coen les mettent ici au service d’une totale nouveauté: la croyance en ce qu’ils disent. A notre grande surprise, des artistes qui ont usé et abusé de l’ironie font sauter l’un après l’autre les refuges du deuxième et du troisième degrés, orientant le regard en douceur vers une évidence céleste ultime, qui répond à celle du crucifix initial. Le premier plan et le dernier sont sans équivoque: ce qui se passe entre les deux s’appelle l’existence, – parenthèse fourvoyée, inauthentique, loufoque, mais toujours secrètement appelée à reconnaître une vérité qui la dépasse. Touchés par la grâce, les frères Coen ont converti leur art dans ce film rare, à la fois trépidant et singulièrement apaisé. En montrant le monde comme il ne va pas, un monde menacé par deux fléaux clairement identifiés, – l’imposture de l’idéal communiste et l’apocalypse nucléaire -, ils semblent bien avoir retrouvé le sens de l’Histoire: un sens profondément tragique où surgit l’Espérance, une Espérance qui nous permet de dire, en pastichant le poète :
Là où croît le Sérieux,
Croît aussi ce qui fait rire.